-- Mme Ratazzi est venue? dis-je en regardant la liste des sances inscrites pour ce jour-l.
-- Non, monsieur.
-- Je vois l: Princesse de Solms?
-- Oui, monsieur, mais ce n'est pas Mme Ratazzi: c'est la princesse de Solms, sÏur du roi de Hanovre. Son fils et sa fille sont venus eux-mmes la recommander: leur mre est aveugle. Les deux jeunes gens sont charmants; ils regrettaient bien de ne pas vous rencontrer. Ils ont dit que leur famille vous connaissait et qu'eux-mmes s'taient autrefois trouvs bien prs de vous connatre aussi.
Autrefois, en effet . . .
Dans ces souvenirs personnels, il serait impossible d'exclure le Ç moi È dtestable. Il est mme malcommode de le rduire.
Encore ai-je m'excuser d'abord s'il me faut prendre ici par le plus long et rappeler une vieille histoire ignore de la gnration prsente et qui a eu d'ailleurs, depuis 1863, tout le temps de se faire oublier de tous, malgr son fracas d'alors.
Dans mes premires ascensions en qute de la photographie arostatique -- si difficile alors et dont ils savent tous jouer comme ils veulent aujourd'hui que la voie est dblaye --, je n'avais pu manquer, comme chacun en l'air et mme terre, d'tre travers de l'ternel rve humain: la navigation arienne.
Quelques descentes un peu vives o, par tout petit vent frais, ma nacelle d'osier brisait arbres et murs, m'avaient bien vite donn l rflchir.
Ç Si je ne puis seulement arrter mon ballon sous cette brise insignifiante, o la moindre vitesse acquise tord mes ancres, rompt mes cbles, et me trane travers tout, ma prtention de le diriger contre les courants serait donc plus qu'impertinente. È
De ce premier constat si simple, tout un enchanement logique d'autres observations non moins dcisives avait dtermin ma conclusion:
Ç L'arostat (et ce nom qu'il reut son baptme semblait lui limiter son unique destine), l'arostat jamais ne saurait tre nef. N boue, il crvera boue. La direction des ballons est une chimre. È
D'autre part pourtant je me disais que l'homme a le droit d'aller sa volont dans l'air, puisque l'animal y va?
Je considrai alors que l'oiseau et l'insecte qui vole ne se dirigent dans l'air qu' la premire, absolue condition d'tre prcisment tout le contraire du ballon: en effet, ils ne s'enlvent pas, comme le ballon, par une simple diffrence de pesanteur spcifique et, tout au contraire du ballon, tandis que l'air presse sur le ballon, eux s'appuient sur l'air. Sans quoi ils ne voleraient.
Ces excellents professeurs, ds que je leur eus prt attention, m'apprirent bientt que le vol proprement dit, l'automotion arienne ne peut tre que dynamique, mcanique, avec concordance d'autres composantes, statique, etc.
Place nette tant faite enfin de la fausse piste sur laquelle, malgr la lamentable et drisoire srie de ses dconvenues sans fin,1 l'homme ne se lassait de toujours revenir depuis la sublime et dcevante dcouverte des Montgolfier; il fallait donc, comme l'homopathie vis--vis des allopathes, renverser la proposition pour dgager le problme et le poser enfin dans son vritable terme, absolu, exclusif: ætre plus dense -- plus lourd que l'air -- pour commander l'air -- c'est--dire comme partout, en toutes choses: ætre le plus fort pour ne pas tre battu.
C'tait quelque chose; ce n'tait rien.
Rien qu'une formule: qui la raliserait?
Pas moi, certes, qui ne tiens aucune des vertus de l'ingnieur, qui ne pus jamais me dcider brouter les logarithmes, nativement rtif l'A + B, et qui de tous temps on reprocha surtout de ne savoir seulement compter.
Mais qui nous donnera raison de ce grand inconnu, lequel de nous dgagera cette rvolution gigantesque qui bouleversera de fond en comble (rflchissez-y un instant) toutes les conditions de nos existences prsentes, devant laquelle vont s'effacer toutes les dcouvertes dont l'humanit s'enorgueillit?
D'autre part, cette gloire de demi-dieu ne sera-t-elle pas trop lourde pour un seul?
Devant une thse aussi complexe, o tant de nos connaissances sont participantes, ne fallait-il pas faire appel tous les chercheurs, tous les croyants?
Alors, avec un ami cher que j'ai depuis perdu, l'excellent de La Landelle, et Ponton d'Amecourt, fru de la folie parallle (sapientem stultitiam), je crai une Socit d'encouragement pour la navigation arienne par les appareils exclusivement plus lourds que l'air Ð et du mme coup, sans plus compter, je fondai notre journal spcial l'Aronaute.
Il nous en vint de tous cts, inventeurs, mcaniciens, algbristes, physiciens, chimistes et autres Ð des corps d'officiers du gnie et de la marine, des mines, des coles spciales suprieures, etc. Nous nous comptions presque immdiatement six cents, et chaque vendredi soir ces fidles se runissaient, discutant thories et plans prsents.
Mais l encore, discuter n'tait rien: il fallait des essais, des essais l'infini, en cette science de synthse, tout entire crer. Il fallait de l'argent, beaucoup d'argent.
O le prendre? . . .
Je n'ai jamais eu d'autre fortune que mon travail, et du gouvernement d'alors, je ne voulais absolument rien accepter Ð malgr un bon vouloir que je dois aujourd'hui reconnatre, bon vouloir remarquablement persistant devant mon recul.
En rsum, je me trouvais seul encourager ma Socit d'encouragement. C'tait insuffisant.
J'eus alors l'ide de demander le trsor qu'il nous fallait, prcisment cette arostation que je voulais exclure: je construisis grands frais un arostat de dimensions inconnues jusque-l, cubant ses six mille mtres de gaz, et enlevant avec le poids de son norme matriel jusqu' quarante-cinq soldats d'artillerie (ce qu'il fit) sur la plate-forme de sa nacelle deux tages.
Les ascensions de ce ballon monstre par l'univers entier devaient emplir la caisse de notre association et chaque capitale, chaque grande ville paieraient leur part de la ranon de la future navigation arienne.
Et en effet, Paris d'abord par deux fois, puis Bruxelles, Lyon, Amsterdam bondrent l'envi les enceintes du Gant.
Je ne m'tais donc pas tromp -- que sur le point essentiel o fourcha le singe de Florian: j'avais oubli d'allumer ma lanterne, c'est--dire que je n'avais pas su organiser mes contrles, o des centaines de mille francs n'afflurent que pour s'vanouir . . .
Et de ce grand effort il ne rsulta rien, qu'une rude lutte de dix annes d'angoisses et d'efforts pour honorablement tout payer -- ce qui fut fait enfin!
Mais ceci n'intresse que moi.
Il doit sembler que je m'loigne de plus en plus de la princesse de Hanovre en ce moment mme o je vais elle toutes voiles.
Mais que puis-je contre tant de souvenirs, et surtout quand je me retrouve devant la Grande Cause Ð l o je ne m'arrterais plus!É
Donc la seconde ascension du Gant, partis du Champ-de-Mars sept heures du soir, nous tombions, par une fausse manÏuvre d'quipiers, le lendemain matin huit heures dans le Hanovre, o nous tions trans pendant sept lieues en trente minutes -- peu prs la vitesse rglementaire des trains rapides.
Imaginez que vous faites ainsi vos sept lieues en une demi-heure, remorqu derrire l'express, dans un panier au bout d'une corde -- et voyez la danse . . .
Il n'y eut pourtant pas de morts: seulement un bras cass pour l'un, une jambe fracture avec quelques autres luxations pour moi -- et la bien chre compagne qui avait trop bravement voulu Ç suivre son mari partout È, selon la parole des Codes, fut meurtrie cruellement. Les autres passagers en furent quittes pour des contusions ou injures insignifiantes.
On nous transporta assez pniblement sur la ville de Hanovre dont nous n'tions pas loin et on nous installa, un peu trop somptueusement, au premier tage du Grand-Htel, retenu pour notre petit monde -- par l'ordre du roi.2
Du Palais comme de l'ambassade de France, je ne saurais dire quelle sollicitude et quelles bonts. Fleurs et fruits taient, matin et soir, envoys ma pauvre blesse par la reine -- que je devais retrouver Paris quelques annes plus tard plore, folle de toutes les douleurs, auprs du lit de mort de son poux, tous deux rduits par leur frre prussien dans un htel meubl de la rue de Presbourg . . .
Deux fois par jour, sans avoir jamais manqu, un aide de camp du roi venait prendre de nos nouvelles.
Cet aide de camp tait un vritable gant, dont la carrure apparaissait plus formidable encore sous son uniforme blanc.
J'eus tout loisir, dans les heures qu'il passait mon chevet, de constater que cette magnifique carcasse de guerre recelait une intelligence remarquablement affine, dveloppe par une ducation scientifique des plus compltes. Inutile d'ajouter que la manifeste vidence de notre Ç plus lourd que l'air È avait vite conquis l un adepte de plus notre Socit d'encouragement.
Cet officier se nommait le comte de Wedel.
Je ne l'avais plus revu depuis le Hanovre.
Mais un jour, parcourant les journaux, je tombai aux nouvelles trangres sur son nom.
Avec chagrin je lus que le comte de Wedel venait de quitter le service de la personne du roi et mme le pays hanovrien, immdiatement aprs un duel des plus malheureux; il avait tu roide d'une balle un duc -- dont le nom se perdait pour moi dans les dsinences burg, stein ou berg, usuelles aux vieilles familles des pays allemands . . .
Mais enfin, de tout ce pass, nous voici donc arrivs au prsent:
On vient d'annoncer la princesse de Solms. Entre sa fille et son fils qui la guident et soutiennent, les yeux clos, souriant au-devant d'elle, elle s'avance de ce pas glissant et prudent particulier aux aveugles.
Ce regard absent, c'est le mme que chez le roi son frre, frapp de ccit pareille, sans que j'aie pu connatre si cette dualit tait congnitale. Mais le roi, lui, n'avouait pas, et on se rappelle l'innocente supercherie de la grosse jumelle dont il affectait de se servir frquemment notre Opra.
Ainsi que sa sÏur et comme pour identit parfaite, le roi avait aussi son ange gardien, la princesse Frdrique, sa fille, qui ne le quitta jamais d'un pas, jusqu' la mort: perfections accomplies, ces deux Antigones, et, l'une comme l'autre, se refusant obstinment au mariage dans le pieux, jaloux go•sme du dvouement filial . . .
La princesse aveugle tait installe: les oprations du laboratoire se poursuivaient.
D'une pose l'autre, je venais m'asseoir entre les deux jeunes gens qui m'avaient d'abord gagn par leur aisance familire et cordiale, plus sympathiques encore tous deux qu'on ne me les avait annoncs. Leur regard ne quittait pas la maman qu'ils semblaient couver . . .
Ils me rappelaient tous les dtails de leurs souvenirs, de notre sjour Hanovre: leurs visites sans fin la nacelle et l'arostat, remiss en lambeaux, leur curiosit de tous les incidents de notre catastrophe, leur bonne entente aux jeux avec mon fils alors enfant plus jeune qu'eux, qu'on nous avait amen aussitt de Paris sur la nouvelle de l'accident et que la reine envoyait du Palais chercher chaque matin. Ils ne se lassaient de m'interroger, de s'enqurir de ce que j'avais pu tenter depuis, de ce que je comptais faire.
Et tout en rpondant leurs questions, dans cette conversation rompue, hache par les ncessits de mon travail, je leur demandais de mon ct des renseignements sur certains points qui taient rests alors inexpliqus pour moi, sur mon lit de bless. Du fond de l'atelier, et bien qu'loigne de nous, la maman prenait quelque part la conversation dans les intervalles de pose.
Une dernire fois, revenant m'asseoir avec eux, au moment de se quitter:
-- Et propos, veuillez donc me donner des nouvelles d'un trs charmant homme auquel j'ai gard le meilleur souvenir, et dont je n'ai pas entendu parler depuis son duel terrible: le comte de Wedel? . . .
La foudre entre nous trois clatant n'et pas produit commotion pareilleÉ
Les deux jeunes gens, comme lectriquement, avaient jailli debout, tous deux tendus, penchs vers un point unique: leur mre -- ples comme suaires, la respiration suspendue . . . -- pendant que la main de la jeune fille s'tait leve vers ma bouche comme pour la clore, et que le jeune homme m'avait -- rapide, strident, comme suffoqu -- murmur:
-- Silence!!!É
J'tais rest muet, sans rien comprendre . . .
Mais dj les deux jeunes gens venaient de se retourner l'un vers l'autre, le regard dans le regard Ð et quelles profondeurs dans les penses, dans l'me de ce regard! --, tout mus, bouleverss encore, mais avec un immense soupir de dgagement . . .
La maman n'avait rien entendu, souriante toujours . . .
Et alors contre mon oreille -- bien bas, tout bas --, le jeune homme me souffle:
-- L'homme que le comte de Wedel a tu il y a deux ans tait notre frre, l'an.
On a pu cacher cette catastrophe notre mre, grce sa ccit. Mais avec la co•ncidence de la disparition du comte, nous avons toujours trembl, nous tremblons encore, toujours, la possibilit de quelque rapprochement . . .
Jusqu'ici, pour notre mre, depuis ces deux annes, notre frre est en grand voyage, autour du monde.
Tous les quinze jours, nous lisons maman son courrier, toujours avidement attendu: les lettres qu'IL lui adresse -- et que nous crivons, ma sÏur et moi . . .
Elle attend ainsi le retour, comptant les jours . . .
Un mot de plus -- et vous pouviez nous la tuer . . .
Drisoire fragilit de nos destines humaines: toutes ces pieuses et longues ruses disposes, combines, poursuivies par la plus tendre amour, tous ces saints subterfuges, toute cette ferveur haletante, djous, subitement, tragiquement anantis tout l'heure -- tout ce doux espoir tendrement aspir par l'une, tout cet apaisement de consolation pour les autres, tout cela s'croulant, s'effondrant d'un coup pour s'engloutir irrmissiblement dans le plus effroyable des dsespoirs, celui qu'on ne console pas, devant lequel il n'est plus de parole humaineÉ -- sur l'ventualit d'un seul mot tomb au hasard, par le passage fortuit dans un atelier de photographe, en pays tranger . . .
J'en touffe encore, chaque fois que je me rappelle.
1 Il est vraiment impossible de ne pas exprimer ici une question: Combien d'annes se sont coules depuis le jour o le ballon de l'cole de Meudon alla, sans dire gare un beau matin, chez son voisin, Chaville, je crois, et en revint aussi vite, profitant en toute hte de l'embellie d'une accalmie de quelques minutes, c'est--dire remportant la victoire sur l'ennemi absent?
Ce fut alors que, pour la confusion de notre pays et de l'intellect humain, un ministre de l'Instruction ou plutt de l'Ignorance publique osa profrer en plein Institut (Babinet tant mort, Barral hors mis et Marey pas encore) ces paroles qui demeurent, scandaleuses, en proraison de son rapport:
Ç Gloire l'arme franaise qui vient de dcouvrir la direction des ballons! . . . È
Assurment -- et qui y contredirait? --, assurment sur cette dcouverte la plus extraordinaire comme la plus fconde des trouvailles humaines, jamais le prdestin, l'admirable inventeur ne se ft lass d'affirmer et raffirmer encore la gloire de sa conqute, de rduire nant toute incrdulit, tout doute, par une succession continue de voyages ariens, quotidiennement accomplis, avec jours, heures et itinraires d'aller et retour annoncs, proclams l'avance.
Or combien de fois, depuis l'affirmation si solennelle du ministre H.M., l'cole de Meudon a-t-elle renouvel seulement son saut de puce sur Chaville et retour?
Et combien depuis tant d'annes successives a cot, combien cote encore chaque anne notre budget dj si lourd l'lve strile de ces Ç poissons volants È qui ne volent pas et qui ne sauraient voler jamais?