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Quand j'Žtais photographe (When I Was a Photographer) (1900)

by Nadar (Gaspard Felix Tournachon)

Selection 1: LA PREMIéRE ƒPREUVE DE PHOTOGRAPHIE AƒROSTATIQUE


Selection 1: LA PREMIéRE ƒPREUVE DE PHOTOGRAPHIE AƒROSTATIQUE

Ç Jamais rien n'Žgalera ce moment d'hilaritŽ (sic) qui s'empara de mon existence. Lorsque je sentis que je fuyais la terre, ce n'Žtait pas du plaisir, c'Žtait du bonheur. ƒchappŽ aux affreux tourments de la persŽcution et de la calomnie, je sentis que je rŽpondais ˆ tout en m'Žlevant au-dessus de tout. Ë ce sentiment moral succŽda bient™t une sensation plus vive encore: au-dessus de nous un ciel sans nuages; dans le lointain l'aspect le plus dŽlicieux . . . -- ï mon ami, disais-je ˆ M. Robert, quel est notre bonheur! . . . Que ne puis-je tenir ici le dernier de nos dŽtracteurs et lui dire: ÒRegarde, malheureux!!! . . ." È

En ces termes Žmus s'exprime aprs son ascension initiale le physicien Charles -- le premier, avec son compagnon Robert, que le gaz hydrogne enleva dans les airs.

Et ˆ jamais pour tous ceux qui montrent aprs Charles comme pour tous ceux qui monteront encore dans la nacelle d'un aŽrostat, invariablement, morale ou physique, la prestigieuse impression restera la mme.

Libre, calme, comme aspirŽ par les immensitŽs silencieuses de l'espace hospitalier, bienfaisant, o nulle force humaine, nulle puissance de mal ne peut l'atteindre, il semble que l'homme se sente lˆ vivre rŽellement pour la premire fois, jouissant dans une plŽnitude jusqu'alors inconnue de tout le bien-tre de sa santŽ d'‰me et de corps. Enfin il respire, dŽgagŽ de tous liens avec cette humanitŽ qui achve de dispara”tre ˆ ses yeux, si petite en ses plus grandes Ïuvres -- travaux de gŽants, labeurs de fourmis --, par les luttes et les meurtriers dŽchirements de son antagonisme imbŽcile. Comme le laps des temps ŽcoulŽs, l'altitude qui l'Žloigne rŽduit toutes choses ˆ leurs proportions relatives, ˆ la VŽritŽ. En cette sŽrŽnitŽ surhumaine, le spasme de l'ineffable transport dŽgage l'‰me de la matire qui s'oublie comme si elle n'existait plus, volatilisŽe elle-mme en essence plus pure. Tout est loin, soucis, amertumes, dŽgožts. Comme tombent bien de lˆ-haut l'indiffŽrence, le dŽdain, l'oubli -- et aussi le pardon . . .

Mais une autre extase nous rappelle vers l'admirable spectacle offert ˆ nos regards charmŽs.

Sous nous, comme pour nous faire honneur en accompagnant notre marche, la terre se dŽroule en un immense tapis sans bords, sans commencement ni fin, aux couleurs variŽes o la dominante est le vert, dans tous ses accents comme dans tous ses mariages. Les champs en damiers irrŽguliers ont l'air de ces Ç couvertes È en pices multicolores mais harmoniques rapportŽes par l'aiguille patiente de la mŽnagre. Il semble qu'une inŽpuisable bo”te ˆ joujoux vient d'tre rŽpandue profuse par cette terre, la terre que Swift nous dŽcouvrit vers Lilliput, comme si toutes les fabriques de Carlsruhe avaient vidŽ lˆ leur stock. Joujoux ces petites maisons aux toits rouges ou ardoisŽs, joujoux cette Žglise, cette prison, cette citadelle, les trois habitacles o se rŽsume toute notre civilisation prŽsente. Joujou bien plus encore ce soupon de chemin de fer qui nous envoie de tout en bas son aigre petit cri de sifflet comme pour forcer notre attention, et qui tout mignon file si lentement -- pourtant avec ses quinze lieues ˆ l'heure -- sur son rail invisible, panachŽ de sa petite aigrette de fumŽe . . . Et qu'est cet autre flocon blanch‰tre que j'aperois lˆ-bas flottant par l'espace: la fumŽe d'un cigare? Non, un nuage.

C'est bien en effet le planisphre, car nulle perception des diffŽrences d'altitudes. Tout est Ç au point È. La rivire coule au niveau du sommet de la montagne; pas de disparitŽ perceptible entre les champs de luzerne Žgalement arasŽs avec les hautes futaies des chnes sŽculaires. Et quelle puretŽ de lignes, quelle extraordinaire nettetŽ d'aspect par les exigu•tŽs de ce microcosme o tout nous appara”t avec l'exquise impression d'une merveilleuse, ravissante propretŽ! Pas de scories ni de bavures. Il n'est tel que l'Žloignement pour Žchapper ˆ toutes les laideurs . . .

*

L'invitation ˆ l'objectif Žtait lˆ plus que formelle, impŽrative, et, si intense que fžt notre absorption poussŽe jusqu'au vague du rve, en vŽritŽ il ežt fallu n'avoir jamais entrouvert la porte d'un laboratoire pour que nous ne fussions aussit™t traversŽs de la pensŽe de photographier ces merveilles.

Et comme le hasard voulut que je fusse apparemment le premier photographe enlevŽ sous un ballon, ainsi se trouva m'Žchoir une prioritŽ qui ežt pu appartenir aussi bien ˆ tout autre.

*

J'avais tout d'abord entrevu ici deux applications des plus intŽressantes.

Au point de vue stratŽgique, on n'ignore pas quelle bonne fortune est pour un gŽnŽral en campagne la rencontre d'un clocher de village d'o quelque officier d'Žtat-major dressera ses observations.

Je portais mon clocher avec moi et mon objectif pouvait successivement et indŽfiniment tirer des positifs sur verre que j'envoyais directement de ma nacelle au quartier gŽnŽral, au moyen d'un factage des plus simples: petite bo”te glissant jusqu'au sol le long d'une cordelle qui me remontait au besoin des instructions.

Ces images immŽdiatement agrandies par projections sous les yeux du gŽnŽral en chef lui prŽsenteraient l'ensemble de son Žchiquier, constatant au fur et ˆ mesure les moindres dŽtails de l'action et lui assurant toute prŽexcellence pour conduire sa partie.

Puis -- cedant arma!1 -- je passais ˆ une autre besogne non moins capitale.

*

Jadis, en Bretagne, quand il y avait un partage de biens entre deux familles, les parents de chaque c™tŽ amenaient sur place les petits enfants. On plaait les bornes indicatives, et aussit™t de se prŽcipiter sur les petits et de les combler d'une grle de torgnoles:

-- Ainsi la mŽmorable raclŽe que vous venez de recevoir vous rappellera ˆ jamais cette journŽe et ˆ quelle place ˆ jamais respectŽe les bornes ont ŽtŽ posŽes.

Ce procŽdŽ mnŽmonique un peu primitif a ŽtŽ depuis longtemps abandonnŽ; mais par quoi l'avons-nous remplacŽ?

Ç Cette Ïuvre gigantesque du cadastre, me disais-je, avec son armŽe d'ingŽnieurs, d'arpenteurs, de cha”neurs, de dessinateurs, de calculateurs, a demandŽ plus d'un milliard et plus d'un demi-sicle de travail -- pour tre mal faite.

Cette annŽe, aujourd'hui, je puis, moi tout seul, l'achever en trente jours -- et parfaite.

Un bon aŽrostat captif, un bon appareil photographique, voilˆ mes seules armes.

Plus de triangulation prŽalable, pŽniblement ŽchafaudŽe sur un amas de formules trigonomŽtriques; plus d'instruments douteux, planchettes, boussoles, alidades, graphomtres; plus de cha”nes de galŽriens ˆ tra”ner ˆ travers les vallŽes, les collines, les terres labourŽes, les vignes, les marais: nous n'avons plus ˆ dŽranger les gens chez eux.

Plus de ces travaux incertains, prŽparŽs sans unitŽ, poursuivis et achevŽs par ˆ-peu-prs, sans cohŽsion, sans contr™le ni garantie, par un personnel insurveillŽ auquel le billard du bourg prochain peut faire parfois oublier les heures de travail. Miracle! moi qui ai professŽ toute ma vie une haine de la gŽomŽtrie qui n'a d'Žgale que mon horreur de l'algbre, je produis avec la rapiditŽ de la pensŽe des plans plus fidles que ceux de Cassini, plus parfaits que les cartes du DŽp™t de la guerre!

Et quelle simplicitŽ de moyens! Mon ballon maintenu captif ˆ une hauteur toujours Žgale sur chacun des points dŽterminŽs ˆ l'avance, je relve automatiquement d'un coup la surface d'un million de mtres carrŽs, c'est-ˆ-dire de cent hectares. Et comme dans une seule journŽe je puis parcourir quelque dix stations, je lve en un jour le cadastre de mille hectares! È

*

Quel triomphe!

Ë l'avenir -- gr‰ce ˆ moi! -- plus de contestations, plus de litiges -- mme au pays normand.

Et au point de vue privŽ du business, qu'on me permettra peut-tre de ne pas tout ˆ fait oublier, j'entrevois dŽjˆ l'aimable perspective d'un lŽgitime profit, lequel, bien gagnŽ, ne sera pas de ceux qu'on dŽdaigne.

Je me suis renseignŽ.

L'Angleterre n'a pas de cadastre. Tout au plus un Žtat civil de la propriŽtŽ domaniale.

Rien en Russie, rien en Italie, rien en Espagne, rien partout.

Chez nous-mmes, en France, si tous nos dŽpartements moins la Corse sont cadastrŽs, la besogne a ŽtŽ faite de telle faon que nombre de localitŽs de la Seine, de l'Eure, etc., viennent de se dŽcider ˆ faire tout recommencer. Pour trois ou quatre dŽpartements, ces rŽfections ne vont pas cožter moins de six cent mille francs au budget, sans compter les centimes additionnels que s'imposent extraordinairement les communes. Sur ce tout petit point seulement, prs de un million par an!

Et tout le reste! . . C'est ˆ donner le vertige. L'imagination travaille . . .

Mais, malgrŽ son aspect allŽchant, ce c™tŽ Ç business È n'est pas celui qui m'occupe surtout, et je dois ici l'aveu complet: au plus fin fond de moi, je me surprends ˆ m'exalter quelque peu ˆ cette pensŽe que l'annŽe 1855 ne sera peut-tre pas trop indigne de son a”nŽ l'an 1783 et que je vais avoir, le premier, l'honneur de rŽaliser deux nouvelles et des plus prŽcieuses applications de la dŽcouverte franaise de nos Montgolfier . . .

Certitude absolue d'ailleurs, car qui pourrait empcher mon objectif de me rendre ce que, comme mon Ïil, il voit? Et s'il lui arrive de s'Žgarer dans l'excentricitŽ de quelque dŽformation, rien ne me semble plus facile que de faire redresser mathŽmatiquement par un mnb2 quelconque ses aberrations de sphŽricitŽ.

Reste l'inconvŽnient de la mobilitŽ de ma nacelle, si captive qu'elle soit, de par tous ses mouvements, d'arrire en avant, d'avant en arrire, de gauche ou de droite, de haut en bas et de bas en haut, sans omettre les giratoires. Mais toutes mes prŽcautions sont prises et, bien que nous n'ayons encore ni le gŽlatino-bromure ni les ingŽniositŽs toujours victorieuses du glorieux grand prtre de l'InstantanŽ, notre ami Marey, je ne veux pas douter que l'Žloignement des objectivitŽs me fera la t‰che facile.

Et sans creuser autrement loin, passant immŽdiatement comme toujours du rve ˆ l'action, je cours inscrire mon brevet.

(En aurai-je pris, de ces brevets! -- et pour quoi faire!É)

*

Mais dans Photographopolis dŽjˆ le bruit s'est rŽpandu, et, avant d'tre Žclose, la photographie en ballon agite notre petit monde. Les amis accourent. Ce qui est aujourd'hui -- quelque trente-cinq ans aprs -- un travail courant, ŽlŽmentaire, ˆ la portŽe du dernier servant de laboratoire, semble alors ˆ tous inexŽcutable, invraisemblable. Il est toujours ˆ rŽpŽter, le mot de Biot:

Ç Rien de plus facile que ce qui s'est fait hier, rien de plus impossible que ce qui se fera demain. È

Les praticiens hochent la tte, et ceux-ci ne sont pas des moindres: tout l'Žtat-major. C'est Bertsch qui a quittŽ son laboratoire astronomique pour m'affirmer que je vais tenter l'irrŽalisable. Bisson l'a”nŽ confirme; le brave Legray me dit:

-- Tu vas dŽpenser l'argent que tu n'as pas et te casser le cou que tu as, pour rien!

Et mon excellent ma”tre Camille d'Arnaud me supplie de rester tranquille.

Mais qui ou quoi pourrait m'arrter une fois parti dans un de mes emballements?É

J'ai dŽjˆ nolisŽ un ballon, plus un membre de la tribu des Godard pour la manÏuvre -- et jour est pris.

*

FiŽvreusement j'ai disposŽ l'organisation du laboratoire que j'ai ˆ installer dans ma nacelle, car nous n'en sommes pas encore aux temps bŽnis o nos neveux emporteront un laboratoire dans leur poche et nous devons faire lˆ-haut notre cuisine. Aussi toute notre batterie est lˆ, ˆ son poste. Et il ne faut rien oublier, car il ne sera pas commode de descendre et remonter trop souvent.

La nacelle, aussi spacieuse que peuvent le comporter les six cents mtres cubes de l'aŽrostat qui n'a ˆ enlever avec ses c‰bles d'attache que mon prŽparateur et moi, a ŽtŽ amŽnagŽe ˆ la perfection. Tout y est mŽthodiquement sous la main, casŽ ou appendu en place. Nous sommes lˆ comme chez nous, et Bertsch tout de suite Žchangerait contre notre laboratoire aŽrien son Žtroite guŽrite de la rue Fontaine-Saint-Georges, vrai fourreau de parapluie d'o il lutine ses plantes.

Au cercle de l'aŽrostat est appendue la tente, impermŽable au moindre rayon diurne avec sa double enveloppe orange et noire, et sa toute petite lucarne de verre jaune aphotogne qui ne me donne que juste la lueur nŽcessaire. Il fait chaud lˆ-dessous, pour l'opŽrateur et pour l'opŽration. Mais notre collodion et nos autres produits ne peuvent s'en douter, plongŽs dans leurs bains de glace.

Mon objectif verticalement amarrŽ est un Dallmeyer, c'est tout dire, et le dŽclic de la guillotine horizontale que j'ai imaginŽe (encore un brevet!) pour le dŽcouvrir et le rŽopturer d'un trait, fonctionne impeccablement.

Enfin j'ai au mieux possible parŽ aux mouvements de la nacelle: notre force ascensionnelle est telle que nos c‰bles d'attache, partant non de la nacelle, mais de l'Žquateur de l'aŽrostat, sont tendus ˆ demander gr‰ce ou ˆ faire Žclater l'enveloppe du ballon. Je n'opŽrerai d'ailleurs que par un temps calme, et si l'ŽlasticitŽ de mes cordages se fait sentir ˆ ma hauteur disposŽe de trois cents mtres, je rŽduirai ˆ deux cents, ˆ cent: il faut rŽussir.

*

Enfin, tout y est, tout est prt!

Je monte . . .

-- Premire ascension; rŽsultat -- zŽro! . . .

-- Seconde ascension: -- rien!! . . .

-- Troisime ascension: -- nŽant!!! . . .

J'avais ŽtŽ d'abord ŽtonnŽ -- puis inquiet: me voici atterrŽ . . .

Que se passe-t-il?

*

Et je monte, remonte et remonte encore, toujours -- sans plus de succs.

Ë chaque nouvel Žchec, j'ai beau chercher, voir encore et revoir: rien n'a ŽtŽ oubliŽ ni nŽgligŽ, rien ne pche. Dix fois, vingt fois, mes bains ont ŽtŽ filtrŽs, refiltrŽs, remplacŽs, tous mes produits changŽs.

Comment peut-il se faire qu'invariablement, inexorablement, je n'obtienne qu'une sŽrie de plaques voilŽes, d'un noir de suie, sans un indice, un soupon d'image? D'o vient que, comme sous un sort jetŽ, je ne puisse sortir de ces glaces opaques, fuligineuses, de cette nuit qui me poursuit?

Ç Les autres È auraient-ils eu raison?

Impossible. Jamais je n'admettrai de l'objectif qu'il ne me rende point ce qu'il voit. ƒvidemment il ne peut y avoir, il n'y a lˆ qu'un accident de laboratoire jusqu'ˆ prŽsent inexpliquŽ, accident qui se prolonge cruellement, certes, et s'acharne au-delˆ du vraisemblable -- mais dont j'aurai raison!

Je n'en dŽmordrai pas: cožte que cožte, je poursuivrai mes ascensions jusqu'ˆ ce que j'en aie le cÏur net.

*

Mais Ç cožte que cožte È est bient™t dit. Chacune de ces ascensions successives, pour moi tout seul agencŽes, cožte cher et Žpuise mes resources plus que maigres; tout ce que je gagne, ce que j'ai passe lˆ, et les billets de mille y filent vite . . .

Encore voici venir la saison d'hiver, peu propice ˆ mes tentatives. Me va-t-il donc falloir rester sous ma honte d'tre battu et me ronger les poings jusqu'au printemps prochain, attendant de recommencer?

Une fois, encore une fois, essayons! Et de tout mon effort d'application, de toute la concentration de ma volontŽ, cette fois dernire, je tente . . .

Encore rien, rien, rien!!!

Un ensorcellement!!!

*

Ë chacune de ces ascensions, lorsque, ne pouvant me dŽptrer de la sŽrie noire, j'arrivais de guerre lasse ˆ remettre nouvel essai ˆ la fois prochaine, je ne manquais pas, comme on peut croire, un beau Ç L‰chez tout! È m'offrant au moins comme consolation et dŽdommagement la jouissance d'une ascension libre. Tel le p‰tissier, faute de pratiques, mange son fonds.

Cette fois suprme, m'obstinant, j'avais prolongŽ plus tard qu'aux montŽes prŽcŽdentes ma lutte inutile, et le jour tombait avec nous lorsque nous descendions, tout prs de Paris, dans un vallon ignorŽ, alors ˆ peu prs dŽsert et charmant, qu'on appelle Petit-Bictre.

Il n'y avait pas de vent. Nous venions de nous asseoir mollement ˆ c™tŽ d'un gros pommier. Le Godard de manÏuvre se disposait ˆ vider et plier son ballon

-- Arrtez! . . .

Je viens d'tre traversŽ d'une idŽe: pourquoi demain matin encore ne tenterais-je pas l'ŽventualitŽ quelle qu'elle soit, puisque je suis lˆ, tout portŽ? Les frais sont faits, le gaz payŽ, et, mon appendice bien clos, il n'y a pas de danger que ce gaz s'Žchappe en dilatation pour cette nuit, car dŽjˆ le froid pique. Je vais donc laisser le ballon sur place, bien amarrŽ ˆ cet honnte pommier et sous bonne garde d'ailleurs, charger de pierres meulires ma nacelle et envoyer sur Paris mon prŽparateur qui m'apportera d'autres produits tout neufs.

Une nuit est bient™t passŽe, mme ˆ Petit-Bictre -- et qui sait si demain matin, enfin? . . .

*

Ds l'aube je suis debout. Le temps est couvert, il tombe une bruine grise et glaciale. DŽcidŽment je ne suis pas favorisŽ. Mais voici bien autre chose: je n'aperois plus mon ballon!!! . . . Si, le voilˆ! Mais en quel Žtat?

Ce ballon auquel nous avons dit bonsoir il y a quelques heures, droit et fier alors sur son pŽdoncule comme un champignon majestueux, je le retrouve tassŽ sur lui-mme, affalŽ, avachi. Le froid de la nuit a condensŽ son gaz, et en outre le filet, les manÏuvres sont alourdis par cette petite pluie fine, si inopportune. La guigne s'acharne. Vais-je pouvoir m'enlever seulement?

La nacelle est vidŽe des meulires. Pendant qu'on la maintient sans peine, je la dŽmŽnage du laboratoire si prŽcieusement installŽ, de la tente, de tout, mme de ma fameuse guillotine horizontale (ˆ brevet!) que ma main supplŽera: je n'emporterai avec moi que ma chambre noire et ma glace prŽparŽe sous ch‰ssis.

Je prends place dans le panier: il fait ˆ peine un demi-tour sur lui-mme sans quitter le sol, comme dŽcouragŽ et renonant ˆ trop gros effort.

Dans ce presque rien, il y a pourtant une petite indication ascensionnelle et il est Žvident qu'un trs faible allŽgement va suffire pour me faire monter, car ce pesage de quintaux est en somme aussi dŽlicat et sensible que celui des centigrammes sur le trŽbuchet du pharmacien.

Il n'y a pas ˆ hŽsiter: je vais m'allŽger en dŽtachant ma nacelle: je me cramponnerai au cercle. Encore, bien qu'il fasse frais, je quitte mon paletot, d'abord, que j'abandonne ˆ terre, puis mon gilet, puis mes bottes, puis . . . mais puis-je dire cela, et comment le dire? dŽbarrassŽ de tout quant ˆ l'extŽrieur (il n'y a pas de dames? . . .), je me dŽleste encore moi-mme de tout ce qui peut me surcharger -- et je m'enlve enfin, ˆ quatrevingts mtres environ . . . J'ai aussit™t ouvert et refermŽ mon objectif et je crie impatient:

-- Descendez!

On me tire, ˆ terre. D'un bond je saute dans l'auberge o tout palpitant je dŽveloppe mon image . . .

Bonheur! Il y a quelque chose! . . .

*

J'insiste et force: l'image peu ˆ peu se rŽvle, bien indŽcise, bien p‰le Ð mais nette, certaine . . .

Je sors triomphant de mon laboratoire improvisŽ.

Ce n'est qu'un simple positif sur verre, trs faible par cette atmosphre si brumeuse, tout tachŽ aprs tant de pŽripŽties, mais qu'importe! Il n'y a pas ˆ nier: voici bien sous moi les trois uniques maisons du petit bourg: la ferme, l'auberge et la gendarmerie, ainsi qu'il convient dans tout Petit-Bictre conforme. On distingue parfaitement sur la route une tapissire dont le charretier s'est arrtŽ court devant le ballon, et par les tuiles des toitures les deux pigeons blancs qui venaient de s'y poser.

J'avais donc eu raison!

*

Mais comment, pourquoi, ai-je donc pu, seulement cette fois dŽsespŽrŽe, obtenir ce qui m'avait ŽtŽ jusque-lˆ refusŽ si implacablement?

La lumire d'un coup se fait, et j'ai enfin l'explication que, plus sagace que moi, mon lecteur praticien a dŽjˆ pu deviner.

Cette fois, n'ayant pas de gaz ˆ perdre, je suis montŽ avec l'appendice fermŽ -- cet appendice que la prudence ŽlŽmentaire de tout aŽronaute laisse toujours ouvert, bŽant, ˆ chaque dŽpart, pour donner issue ˆ l'excŽdent du gaz qui se dilate ˆ mesure que le ballon monte et prŽvenir ainsi l'explosion.

Or, ˆ chacune de mes montŽes, cet appendice fusant vomissait ˆ flots par mes bains l'hydrogne sulfurŽ: iodure d'argent avec sulfure d'hydrogne, mŽchant mŽnage irrŽmissiblement condamnŽ ˆ ne jamais donner d'enfants. En n'imposant pas ici ds la premire rencontre le divorce immŽdiat, j'avais assurŽment mŽritŽ de payer plus cher encore mon manque d'observation et de dŽduction.

Mais si j'ai eu des torts, je me les pardonne, tout joyeux d'avoir enfin Ç rompu le sort È.

L'explication de mes mŽfaits maintenant rŽvŽlŽe, je suis, en toute quiŽtude, bien certain d'obtenir lˆ-haut tous les parfaits clichŽs que je voudrai, de prouver aux plus savants que j'avais contre eux raison -- et un fils pourra dire que son pre a eu, premier, l'honneur de rŽaliser la photographie aŽrostatique. Il fera autre chose encore, plus et mieux: Ç La premire prŽoccupation d'un pre, m'Žcrivait l'excellent cousin Charles, doit tre de laisser un fils qui vaudra mieux que lui. È

*

Et ˆ tout venant j'arbore mon clichŽ si imparfait qu'il soit, expliquant les comment et pourquoi, transportŽ . . . Mais quel nouveau coup de foudre le soir mme de ce beau matin-lˆ!

Un ami m'arrive ˆ l'heure de la soupe. Naturellement il n'est pas entrŽ que je lui ai dŽjˆ montrŽ le fameux clichŽ, et tout bouillant, avec mon lyrisme habituel quand j'ai enfourchŽ un dada nouveau, je lui raconte et ma thŽorie et mes acharnŽs ratages, et leur explication, et mon expŽrience du matin et mes espŽrances (brevetŽes!) . . .

Et alors l'ami -- de glace:

-- Mais, mon pauvre bonhomme, c'est connu, ton affaire, archiconnu! Tu n'es pas du tout le premier. J'ai lu tout cela, il n'y a pas huit jours, imprimŽ au long . . . Le livre est trs curieux. Il est d'un monsieur . . . monsieur . . . attends donc! -- un monsieur qui a eu des rapports avec l'air comprimŽ . . . M . . . Andraud! C'est cela: M. Andraud! Et mme il y avait ˆ l'Exposition de cette annŽe des photographies obtenues de la nacelle d'un ballon . . .

*

Le coup est dur!!! . . .

Au coup de sonnette, dŽjˆ on est parti dans deux directions, courant ˆ la recherche du livre que j'ai telle soif de voir . . .

On me l'apporte enfin: c'est qu'il a l'air tout honnte, avec son apparence modeste, ce scŽlŽrat de livre!

Je feuillette, fiŽvreux -- et j'arrive ˆ la page 97 . . .

‚a y est!!!

TOPOGRAPHIE

No II. Arpentage au daguerrŽotype.

Le livre me tombe des mains . . .

Comment n'avais-je pas lu cela? . . . Quelle belle paternitŽ perdue! . . . sans parler de tous les billets de mille jetŽs lˆ . . .

PŽniblement dŽsappointŽ, j'ai repris le livre et je parcours . . .

Tout ˆ coup:

-- Mais, animal! m'Žcriai-je, tu ne sais donc pas lire!

Ç L'animal È (c'est mon ami) n'avait pas su lire, en effet, ou plut™t, comme tant d'autres, il n'avait lu qu'avec ses yeux.

Le livre du savant ingŽnieur Žtait un livre de pure fantaisie scientifique: cette Annexe de l'Exposition, c'Žtait M. Andraud ˆ lui seul qui l'avait construite, magnifiquement, il faut le dire, sans y mŽnager davantage les millions que s'il ežt ŽtŽ l'ƒtat, Pereire ou Rothschild, et le prodigue et transcendant rveur avait entassŽ lˆ tous les trŽsors fantastiques mais non moins prŽcieux, tous les desiderata accumulŽs dans sa fŽconde et triple imagination de savant, de pote, d'homme de bien.

On y trouvait successivement exposŽ, expliquŽ et dŽcrit, tout ce qui manque encore ˆ nos besoins de civilisŽs -- et dont partie est rŽalisŽe aujourd'hui:

-- l'escalier automoteur,

-- la brouette ˆ charge ŽquilibrŽe,

-- un systme dŽfinitif de pavage,

-- les auvents couvre-trottoirs,

-- la vŽgŽtation instantanŽe,

-- le filtre universel,

-- les viandes vŽgŽtales,

-- la rŽforme du vtement,

-- un nouveau combustible,

-- l'horloge ˆ air,

-- la force motrice universelle,

-- le plan normal d'une maison,

-- le thŽ‰tre de la science,

-- la propagation illimitŽe du son (Edison, attention! . . .),

-- l'arpentage au daguerrŽotype, etc.

et toute une foule d'autres ingŽniositŽs semŽes ˆ pleines mains, sans prŽcautions ni brevets d'aucune sorte. Que lui faisait d'tre volŽ, ˆ ce millionnaire de l'idŽe!

L'alarme avait ŽtŽ pour moi si chaude que je voulus voir le terrible homme qui l'avait causŽe, ce qui me donna l'occasion de faire connaissance avec un esprit tout ˆ fait supŽrieur et en mme temps avec le plus modeste et le plus sympathique des hommes. C'est malheureusement sur une tombe que je dŽpose cette couronne en respectueux et affectueux souvenir.

Je n'ai jamais eu le loisir ni la curiositŽ de constater si le livre de M. Andraud avait paru avant ou aprs ma prise de brevets.

Peu m'importait: je savais maintenant que son auteur Žtait par lui-mme trop cossu pour avoir eu besoin de me rien prendre et j'Žtais, quant ˆ moi, bien sžr de ne lui avoir rien pris.

Il y a ˆ certaines heures des synchronismes endŽmiques pour la pensŽe humaine, aux moments o notre imaginative se trouve mise en demeure de rŽpondre ˆ nos besoins. C'est ˆ ce propos qu'il a fallu formuler le dicton: cette idŽe Žtait dans l'air.

Ds les premiers jours du printemps suivant -- 1856 --, j'obtenais ˆ premier essai cette fois, avec une douzaine d'autres points de vue, un clichŽ de l'avenue du bois de Boulogne, avec l'amorce de l'Arc de triomphe, la perspective des Ternes, Batignolles, Montmartre, etc.

Ce clichŽ affirmait premier,2 malgrŽ son imperfection, la pratique possibilitŽ de la photographie aŽrostatique: c'Žtait avant tout ce que j'avais visŽ.

Quant ˆ l'application cadastrale, mon trs Žminent ami le colonel Laussedat m'en expliqua l'impossibilitŽ.

Ma rŽtivitŽ native, absolue, devant tout ce qui est sciences exactes m'empchait quelque peu de suivre l'explication; mais devant l'affirmation d'une telle autoritŽ, je n'avais qu'ˆ m'incliner -- et je m'en tins lˆ.

Depuis j'ai eu la satisfaction de voir quantitŽ de magnifiques Žpreuves aŽrostatiques couramment obtenues par Paul Nadar, les frres Tissandier, Ducom, etc., par nombre d'autres encore -- et jusque par les trop obstinŽs cornacs qui s'enttent en l'ƒcole aŽrostatique de Meudon ˆ l'Žlve des poissons volants qui ne volent pas . . .

Notes

1 Premier hŽmistiche d'un vers de CicŽron: Cedant arma togae: que les armes le cdent ˆ la toge; c'est-ˆ-dire que le gouvernement militaire le cde au gouvernement civil. 2. Une honorable revue scientifique -- les Inventions nouvelles -- s'est laissŽ surprendre par un de ses rŽdacteurs qui affirme tout net que le premier clichŽ aŽrostatique a ŽtŽ obtenu en 1881 -- par M. Paul Desmarets.

2 L'incontestable notoriŽtŽ de notre Žpreuve, qui avait figurŽ ˆ plusieurs expositions bien avant 1881, et la date de nos brevets rŽpondaient d'avance ˆ cette assertion inattendue, sans qu'il soit besoin de renvoyer ˆ l'annŽe du Charivari o chacun peut retrouver la lithographie de Daumier reproduite sur la couverture de ce livre.

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