Ç Jamais rien n'galera ce moment d'hilarit (sic) qui s'empara de mon existence. Lorsque je sentis que je fuyais la terre, ce n'tait pas du plaisir, c'tait du bonheur. chapp aux affreux tourments de la perscution et de la calomnie, je sentis que je rpondais tout en m'levant au-dessus de tout. Ë ce sentiment moral succda bientt une sensation plus vive encore: au-dessus de nous un ciel sans nuages; dans le lointain l'aspect le plus dlicieux . . . -- ï mon ami, disais-je M. Robert, quel est notre bonheur! . . . Que ne puis-je tenir ici le dernier de nos dtracteurs et lui dire: ÒRegarde, malheureux!!! . . ." È
En ces termes mus s'exprime aprs son ascension initiale le physicien Charles -- le premier, avec son compagnon Robert, que le gaz hydrogne enleva dans les airs.
Et jamais pour tous ceux qui montrent aprs Charles comme pour tous ceux qui monteront encore dans la nacelle d'un arostat, invariablement, morale ou physique, la prestigieuse impression restera la mme.
Libre, calme, comme aspir par les immensits silencieuses de l'espace hospitalier, bienfaisant, o nulle force humaine, nulle puissance de mal ne peut l'atteindre, il semble que l'homme se sente l vivre rellement pour la premire fois, jouissant dans une plnitude jusqu'alors inconnue de tout le bien-tre de sa sant d'me et de corps. Enfin il respire, dgag de tous liens avec cette humanit qui achve de disparatre ses yeux, si petite en ses plus grandes Ïuvres -- travaux de gants, labeurs de fourmis --, par les luttes et les meurtriers dchirements de son antagonisme imbcile. Comme le laps des temps couls, l'altitude qui l'loigne rduit toutes choses leurs proportions relatives, la Vrit. En cette srnit surhumaine, le spasme de l'ineffable transport dgage l'me de la matire qui s'oublie comme si elle n'existait plus, volatilise elle-mme en essence plus pure. Tout est loin, soucis, amertumes, dgots. Comme tombent bien de l-haut l'indiffrence, le ddain, l'oubli -- et aussi le pardon . . .
Mais une autre extase nous rappelle vers l'admirable spectacle offert nos regards charms.
Sous nous, comme pour nous faire honneur en accompagnant notre marche, la terre se droule en un immense tapis sans bords, sans commencement ni fin, aux couleurs varies o la dominante est le vert, dans tous ses accents comme dans tous ses mariages. Les champs en damiers irrguliers ont l'air de ces Ç couvertes È en pices multicolores mais harmoniques rapportes par l'aiguille patiente de la mnagre. Il semble qu'une inpuisable bote joujoux vient d'tre rpandue profuse par cette terre, la terre que Swift nous dcouvrit vers Lilliput, comme si toutes les fabriques de Carlsruhe avaient vid l leur stock. Joujoux ces petites maisons aux toits rouges ou ardoiss, joujoux cette glise, cette prison, cette citadelle, les trois habitacles o se rsume toute notre civilisation prsente. Joujou bien plus encore ce soupon de chemin de fer qui nous envoie de tout en bas son aigre petit cri de sifflet comme pour forcer notre attention, et qui tout mignon file si lentement -- pourtant avec ses quinze lieues l'heure -- sur son rail invisible, panach de sa petite aigrette de fume . . . Et qu'est cet autre flocon blanchtre que j'aperois l-bas flottant par l'espace: la fume d'un cigare? Non, un nuage.
C'est bien en effet le planisphre, car nulle perception des diffrences d'altitudes. Tout est Ç au point È. La rivire coule au niveau du sommet de la montagne; pas de disparit perceptible entre les champs de luzerne galement arass avec les hautes futaies des chnes sculaires. Et quelle puret de lignes, quelle extraordinaire nettet d'aspect par les exigu•ts de ce microcosme o tout nous apparat avec l'exquise impression d'une merveilleuse, ravissante propret! Pas de scories ni de bavures. Il n'est tel que l'loignement pour chapper toutes les laideurs . . .
L'invitation l'objectif tait l plus que formelle, imprative, et, si intense que ft notre absorption pousse jusqu'au vague du rve, en vrit il et fallu n'avoir jamais entrouvert la porte d'un laboratoire pour que nous ne fussions aussitt traverss de la pense de photographier ces merveilles.
Et comme le hasard voulut que je fusse apparemment le premier photographe enlev sous un ballon, ainsi se trouva m'choir une priorit qui et pu appartenir aussi bien tout autre.
J'avais tout d'abord entrevu ici deux applications des plus intressantes.
Au point de vue stratgique, on n'ignore pas quelle bonne fortune est pour un gnral en campagne la rencontre d'un clocher de village d'o quelque officier d'tat-major dressera ses observations.
Je portais mon clocher avec moi et mon objectif pouvait successivement et indfiniment tirer des positifs sur verre que j'envoyais directement de ma nacelle au quartier gnral, au moyen d'un factage des plus simples: petite bote glissant jusqu'au sol le long d'une cordelle qui me remontait au besoin des instructions.
Ces images immdiatement agrandies par projections sous les yeux du gnral en chef lui prsenteraient l'ensemble de son chiquier, constatant au fur et mesure les moindres dtails de l'action et lui assurant toute prexcellence pour conduire sa partie.
Puis -- cedant arma!1 -- je passais une autre besogne non moins capitale.
Jadis, en Bretagne, quand il y avait un partage de biens entre deux familles, les parents de chaque ct amenaient sur place les petits enfants. On plaait les bornes indicatives, et aussitt de se prcipiter sur les petits et de les combler d'une grle de torgnoles:
-- Ainsi la mmorable racle que vous venez de recevoir vous rappellera jamais cette journe et quelle place jamais respecte les bornes ont t poses.
Ce procd mnmonique un peu primitif a t depuis longtemps abandonn; mais par quoi l'avons-nous remplac?
Ç Cette Ïuvre gigantesque du cadastre, me disais-je, avec son arme d'ingnieurs, d'arpenteurs, de chaneurs, de dessinateurs, de calculateurs, a demand plus d'un milliard et plus d'un demi-sicle de travail -- pour tre mal faite.
Cette anne, aujourd'hui, je puis, moi tout seul, l'achever en trente jours -- et parfaite.
Un bon arostat captif, un bon appareil photographique, voil mes seules armes.
Plus de triangulation pralable, pniblement chafaude sur un amas de formules trigonomtriques; plus d'instruments douteux, planchettes, boussoles, alidades, graphomtres; plus de chanes de galriens traner travers les valles, les collines, les terres laboures, les vignes, les marais: nous n'avons plus dranger les gens chez eux.
Plus de ces travaux incertains, prpars sans unit, poursuivis et achevs par -peu-prs, sans cohsion, sans contrle ni garantie, par un personnel insurveill auquel le billard du bourg prochain peut faire parfois oublier les heures de travail. Miracle! moi qui ai profess toute ma vie une haine de la gomtrie qui n'a d'gale que mon horreur de l'algbre, je produis avec la rapidit de la pense des plans plus fidles que ceux de Cassini, plus parfaits que les cartes du Dpt de la guerre!
Et quelle simplicit de moyens! Mon ballon maintenu captif une hauteur toujours gale sur chacun des points dtermins l'avance, je relve automatiquement d'un coup la surface d'un million de mtres carrs, c'est--dire de cent hectares. Et comme dans une seule journe je puis parcourir quelque dix stations, je lve en un jour le cadastre de mille hectares! È
Quel triomphe!
Ë l'avenir -- grce moi! -- plus de contestations, plus de litiges -- mme au pays normand.
Et au point de vue priv du business, qu'on me permettra peut-tre de ne pas tout fait oublier, j'entrevois dj l'aimable perspective d'un lgitime profit, lequel, bien gagn, ne sera pas de ceux qu'on ddaigne.
Je me suis renseign.
L'Angleterre n'a pas de cadastre. Tout au plus un tat civil de la proprit domaniale.
Rien en Russie, rien en Italie, rien en Espagne, rien partout.
Chez nous-mmes, en France, si tous nos dpartements moins la Corse sont cadastrs, la besogne a t faite de telle faon que nombre de localits de la Seine, de l'Eure, etc., viennent de se dcider faire tout recommencer. Pour trois ou quatre dpartements, ces rfections ne vont pas coter moins de six cent mille francs au budget, sans compter les centimes additionnels que s'imposent extraordinairement les communes. Sur ce tout petit point seulement, prs de un million par an!
Et tout le reste! . . C'est donner le vertige. L'imagination travaille . . .
Mais, malgr son aspect allchant, ce ct Ç business È n'est pas celui qui m'occupe surtout, et je dois ici l'aveu complet: au plus fin fond de moi, je me surprends m'exalter quelque peu cette pense que l'anne 1855 ne sera peut-tre pas trop indigne de son an l'an 1783 et que je vais avoir, le premier, l'honneur de raliser deux nouvelles et des plus prcieuses applications de la dcouverte franaise de nos Montgolfier . . .
Certitude absolue d'ailleurs, car qui pourrait empcher mon objectif de me rendre ce que, comme mon Ïil, il voit? Et s'il lui arrive de s'garer dans l'excentricit de quelque dformation, rien ne me semble plus facile que de faire redresser mathmatiquement par un mnb2 quelconque ses aberrations de sphricit.
Reste l'inconvnient de la mobilit de ma nacelle, si captive qu'elle soit, de par tous ses mouvements, d'arrire en avant, d'avant en arrire, de gauche ou de droite, de haut en bas et de bas en haut, sans omettre les giratoires. Mais toutes mes prcautions sont prises et, bien que nous n'ayons encore ni le glatino-bromure ni les ingniosits toujours victorieuses du glorieux grand prtre de l'Instantan, notre ami Marey, je ne veux pas douter que l'loignement des objectivits me fera la tche facile.
Et sans creuser autrement loin, passant immdiatement comme toujours du rve l'action, je cours inscrire mon brevet.
(En aurai-je pris, de ces brevets! -- et pour quoi faire!É)
Mais dans Photographopolis dj le bruit s'est rpandu, et, avant d'tre close, la photographie en ballon agite notre petit monde. Les amis accourent. Ce qui est aujourd'hui -- quelque trente-cinq ans aprs -- un travail courant, lmentaire, la porte du dernier servant de laboratoire, semble alors tous inexcutable, invraisemblable. Il est toujours rpter, le mot de Biot:
Ç Rien de plus facile que ce qui s'est fait hier, rien de plus impossible que ce qui se fera demain. È
Les praticiens hochent la tte, et ceux-ci ne sont pas des moindres: tout l'tat-major. C'est Bertsch qui a quitt son laboratoire astronomique pour m'affirmer que je vais tenter l'irralisable. Bisson l'an confirme; le brave Legray me dit:
-- Tu vas dpenser l'argent que tu n'as pas et te casser le cou que tu as, pour rien!
Et mon excellent matre Camille d'Arnaud me supplie de rester tranquille.
Mais qui ou quoi pourrait m'arrter une fois parti dans un de mes emballements?É
J'ai dj nolis un ballon, plus un membre de la tribu des Godard pour la manÏuvre -- et jour est pris.
Fivreusement j'ai dispos l'organisation du laboratoire que j'ai installer dans ma nacelle, car nous n'en sommes pas encore aux temps bnis o nos neveux emporteront un laboratoire dans leur poche et nous devons faire l-haut notre cuisine. Aussi toute notre batterie est l, son poste. Et il ne faut rien oublier, car il ne sera pas commode de descendre et remonter trop souvent.
La nacelle, aussi spacieuse que peuvent le comporter les six cents mtres cubes de l'arostat qui n'a enlever avec ses cbles d'attache que mon prparateur et moi, a t amnage la perfection. Tout y est mthodiquement sous la main, cas ou appendu en place. Nous sommes l comme chez nous, et Bertsch tout de suite changerait contre notre laboratoire arien son troite gurite de la rue Fontaine-Saint-Georges, vrai fourreau de parapluie d'o il lutine ses plantes.
Au cercle de l'arostat est appendue la tente, impermable au moindre rayon diurne avec sa double enveloppe orange et noire, et sa toute petite lucarne de verre jaune aphotogne qui ne me donne que juste la lueur ncessaire. Il fait chaud l-dessous, pour l'oprateur et pour l'opration. Mais notre collodion et nos autres produits ne peuvent s'en douter, plongs dans leurs bains de glace.
Mon objectif verticalement amarr est un Dallmeyer, c'est tout dire, et le dclic de la guillotine horizontale que j'ai imagine (encore un brevet!) pour le dcouvrir et le ropturer d'un trait, fonctionne impeccablement.
Enfin j'ai au mieux possible par aux mouvements de la nacelle: notre force ascensionnelle est telle que nos cbles d'attache, partant non de la nacelle, mais de l'quateur de l'arostat, sont tendus demander grce ou faire clater l'enveloppe du ballon. Je n'oprerai d'ailleurs que par un temps calme, et si l'lasticit de mes cordages se fait sentir ma hauteur dispose de trois cents mtres, je rduirai deux cents, cent: il faut russir.
Enfin, tout y est, tout est prt!
Je monte . . .
-- Premire ascension; rsultat -- zro! . . .
-- Seconde ascension: -- rien!! . . .
-- Troisime ascension: -- nant!!! . . .
J'avais t d'abord tonn -- puis inquiet: me voici atterr . . .
Que se passe-t-il?
Et je monte, remonte et remonte encore, toujours -- sans plus de succs.
Ë chaque nouvel chec, j'ai beau chercher, voir encore et revoir: rien n'a t oubli ni nglig, rien ne pche. Dix fois, vingt fois, mes bains ont t filtrs, refiltrs, remplacs, tous mes produits changs.
Comment peut-il se faire qu'invariablement, inexorablement, je n'obtienne qu'une srie de plaques voiles, d'un noir de suie, sans un indice, un soupon d'image? D'o vient que, comme sous un sort jet, je ne puisse sortir de ces glaces opaques, fuligineuses, de cette nuit qui me poursuit?
Ç Les autres È auraient-ils eu raison?
Impossible. Jamais je n'admettrai de l'objectif qu'il ne me rende point ce qu'il voit. videmment il ne peut y avoir, il n'y a l qu'un accident de laboratoire jusqu' prsent inexpliqu, accident qui se prolonge cruellement, certes, et s'acharne au-del du vraisemblable -- mais dont j'aurai raison!
Je n'en dmordrai pas: cote que cote, je poursuivrai mes ascensions jusqu' ce que j'en aie le cÏur net.
Mais Ç cote que cote È est bientt dit. Chacune de ces ascensions successives, pour moi tout seul agences, cote cher et puise mes resources plus que maigres; tout ce que je gagne, ce que j'ai passe l, et les billets de mille y filent vite . . .
Encore voici venir la saison d'hiver, peu propice mes tentatives. Me va-t-il donc falloir rester sous ma honte d'tre battu et me ronger les poings jusqu'au printemps prochain, attendant de recommencer?
Une fois, encore une fois, essayons! Et de tout mon effort d'application, de toute la concentration de ma volont, cette fois dernire, je tente . . .
Encore rien, rien, rien!!!
Un ensorcellement!!!
Ë chacune de ces ascensions, lorsque, ne pouvant me dptrer de la srie noire, j'arrivais de guerre lasse remettre nouvel essai la fois prochaine, je ne manquais pas, comme on peut croire, un beau Ç Lchez tout! È m'offrant au moins comme consolation et ddommagement la jouissance d'une ascension libre. Tel le ptissier, faute de pratiques, mange son fonds.
Cette fois suprme, m'obstinant, j'avais prolong plus tard qu'aux montes prcdentes ma lutte inutile, et le jour tombait avec nous lorsque nous descendions, tout prs de Paris, dans un vallon ignor, alors peu prs dsert et charmant, qu'on appelle Petit-Bictre.
Il n'y avait pas de vent. Nous venions de nous asseoir mollement ct d'un gros pommier. Le Godard de manÏuvre se disposait vider et plier son ballon
-- Arrtez! . . .
Je viens d'tre travers d'une ide: pourquoi demain matin encore ne tenterais-je pas l'ventualit quelle qu'elle soit, puisque je suis l, tout port? Les frais sont faits, le gaz pay, et, mon appendice bien clos, il n'y a pas de danger que ce gaz s'chappe en dilatation pour cette nuit, car dj le froid pique. Je vais donc laisser le ballon sur place, bien amarr cet honnte pommier et sous bonne garde d'ailleurs, charger de pierres meulires ma nacelle et envoyer sur Paris mon prparateur qui m'apportera d'autres produits tout neufs.
Une nuit est bientt passe, mme Petit-Bictre -- et qui sait si demain matin, enfin? . . .
Ds l'aube je suis debout. Le temps est couvert, il tombe une bruine grise et glaciale. Dcidment je ne suis pas favoris. Mais voici bien autre chose: je n'aperois plus mon ballon!!! . . . Si, le voil! Mais en quel tat?
Ce ballon auquel nous avons dit bonsoir il y a quelques heures, droit et fier alors sur son pdoncule comme un champignon majestueux, je le retrouve tass sur lui-mme, affal, avachi. Le froid de la nuit a condens son gaz, et en outre le filet, les manÏuvres sont alourdis par cette petite pluie fine, si inopportune. La guigne s'acharne. Vais-je pouvoir m'enlever seulement?
La nacelle est vide des meulires. Pendant qu'on la maintient sans peine, je la dmnage du laboratoire si prcieusement install, de la tente, de tout, mme de ma fameuse guillotine horizontale ( brevet!) que ma main supplera: je n'emporterai avec moi que ma chambre noire et ma glace prpare sous chssis.
Je prends place dans le panier: il fait peine un demi-tour sur lui-mme sans quitter le sol, comme dcourag et renonant trop gros effort.
Dans ce presque rien, il y a pourtant une petite indication ascensionnelle et il est vident qu'un trs faible allgement va suffire pour me faire monter, car ce pesage de quintaux est en somme aussi dlicat et sensible que celui des centigrammes sur le trbuchet du pharmacien.
Il n'y a pas hsiter: je vais m'allger en dtachant ma nacelle: je me cramponnerai au cercle. Encore, bien qu'il fasse frais, je quitte mon paletot, d'abord, que j'abandonne terre, puis mon gilet, puis mes bottes, puis . . . mais puis-je dire cela, et comment le dire? dbarrass de tout quant l'extrieur (il n'y a pas de dames? . . .), je me dleste encore moi-mme de tout ce qui peut me surcharger -- et je m'enlve enfin, quatrevingts mtres environ . . . J'ai aussitt ouvert et referm mon objectif et je crie impatient:
-- Descendez!
On me tire, terre. D'un bond je saute dans l'auberge o tout palpitant je dveloppe mon image . . .
Bonheur! Il y a quelque chose! . . .
J'insiste et force: l'image peu peu se rvle, bien indcise, bien ple Ð mais nette, certaine . . .
Je sors triomphant de mon laboratoire improvis.
Ce n'est qu'un simple positif sur verre, trs faible par cette atmosphre si brumeuse, tout tach aprs tant de pripties, mais qu'importe! Il n'y a pas nier: voici bien sous moi les trois uniques maisons du petit bourg: la ferme, l'auberge et la gendarmerie, ainsi qu'il convient dans tout Petit-Bictre conforme. On distingue parfaitement sur la route une tapissire dont le charretier s'est arrt court devant le ballon, et par les tuiles des toitures les deux pigeons blancs qui venaient de s'y poser.
J'avais donc eu raison!
Mais comment, pourquoi, ai-je donc pu, seulement cette fois dsespre, obtenir ce qui m'avait t jusque-l refus si implacablement?
La lumire d'un coup se fait, et j'ai enfin l'explication que, plus sagace que moi, mon lecteur praticien a dj pu deviner.
Cette fois, n'ayant pas de gaz perdre, je suis mont avec l'appendice ferm -- cet appendice que la prudence lmentaire de tout aronaute laisse toujours ouvert, bant, chaque dpart, pour donner issue l'excdent du gaz qui se dilate mesure que le ballon monte et prvenir ainsi l'explosion.
Or, chacune de mes montes, cet appendice fusant vomissait flots par mes bains l'hydrogne sulfur: iodure d'argent avec sulfure d'hydrogne, mchant mnage irrmissiblement condamn ne jamais donner d'enfants. En n'imposant pas ici ds la premire rencontre le divorce immdiat, j'avais assurment mrit de payer plus cher encore mon manque d'observation et de dduction.
Mais si j'ai eu des torts, je me les pardonne, tout joyeux d'avoir enfin Ç rompu le sort È.
L'explication de mes mfaits maintenant rvle, je suis, en toute quitude, bien certain d'obtenir l-haut tous les parfaits clichs que je voudrai, de prouver aux plus savants que j'avais contre eux raison -- et un fils pourra dire que son pre a eu, premier, l'honneur de raliser la photographie arostatique. Il fera autre chose encore, plus et mieux: Ç La premire proccupation d'un pre, m'crivait l'excellent cousin Charles, doit tre de laisser un fils qui vaudra mieux que lui. È
Et tout venant j'arbore mon clich si imparfait qu'il soit, expliquant les comment et pourquoi, transport . . . Mais quel nouveau coup de foudre le soir mme de ce beau matin-l!
Un ami m'arrive l'heure de la soupe. Naturellement il n'est pas entr que je lui ai dj montr le fameux clich, et tout bouillant, avec mon lyrisme habituel quand j'ai enfourch un dada nouveau, je lui raconte et ma thorie et mes acharns ratages, et leur explication, et mon exprience du matin et mes esprances (brevetes!) . . .
Et alors l'ami -- de glace:
-- Mais, mon pauvre bonhomme, c'est connu, ton affaire, archiconnu! Tu n'es pas du tout le premier. J'ai lu tout cela, il n'y a pas huit jours, imprim au long . . . Le livre est trs curieux. Il est d'un monsieur . . . monsieur . . . attends donc! -- un monsieur qui a eu des rapports avec l'air comprim . . . M . . . Andraud! C'est cela: M. Andraud! Et mme il y avait l'Exposition de cette anne des photographies obtenues de la nacelle d'un ballon . . .
Le coup est dur!!! . . .
Au coup de sonnette, dj on est parti dans deux directions, courant la recherche du livre que j'ai telle soif de voir . . .
On me l'apporte enfin: c'est qu'il a l'air tout honnte, avec son apparence modeste, ce sclrat de livre!
Je feuillette, fivreux -- et j'arrive la page 97 . . .
a y est!!!
TOPOGRAPHIE
No II. Arpentage au daguerrotype.
Le livre me tombe des mains . . .
Comment n'avais-je pas lu cela? . . . Quelle belle paternit perdue! . . . sans parler de tous les billets de mille jets l . . .
Pniblement dsappoint, j'ai repris le livre et je parcours . . .
Tout coup:
-- Mais, animal! m'criai-je, tu ne sais donc pas lire!
Ç L'animal È (c'est mon ami) n'avait pas su lire, en effet, ou plutt, comme tant d'autres, il n'avait lu qu'avec ses yeux.
Le livre du savant ingnieur tait un livre de pure fantaisie scientifique: cette Annexe de l'Exposition, c'tait M. Andraud lui seul qui l'avait construite, magnifiquement, il faut le dire, sans y mnager davantage les millions que s'il et t l'tat, Pereire ou Rothschild, et le prodigue et transcendant rveur avait entass l tous les trsors fantastiques mais non moins prcieux, tous les desiderata accumuls dans sa fconde et triple imagination de savant, de pote, d'homme de bien.
On y trouvait successivement expos, expliqu et dcrit, tout ce qui manque encore nos besoins de civiliss -- et dont partie est ralise aujourd'hui:
-- l'escalier automoteur,
-- la brouette charge quilibre,
-- un systme dfinitif de pavage,
-- les auvents couvre-trottoirs,
-- la vgtation instantane,
-- le filtre universel,
-- les viandes vgtales,
-- la rforme du vtement,
-- un nouveau combustible,
-- l'horloge air,
-- la force motrice universelle,
-- le plan normal d'une maison,
-- le thtre de la science,
-- la propagation illimite du son (Edison, attention! . . .),
-- l'arpentage au daguerrotype, etc.
et toute une foule d'autres ingniosits semes pleines mains, sans prcautions ni brevets d'aucune sorte. Que lui faisait d'tre vol, ce millionnaire de l'ide!
L'alarme avait t pour moi si chaude que je voulus voir le terrible homme qui l'avait cause, ce qui me donna l'occasion de faire connaissance avec un esprit tout fait suprieur et en mme temps avec le plus modeste et le plus sympathique des hommes. C'est malheureusement sur une tombe que je dpose cette couronne en respectueux et affectueux souvenir.
Je n'ai jamais eu le loisir ni la curiosit de constater si le livre de M. Andraud avait paru avant ou aprs ma prise de brevets.
Peu m'importait: je savais maintenant que son auteur tait par lui-mme trop cossu pour avoir eu besoin de me rien prendre et j'tais, quant moi, bien sr de ne lui avoir rien pris.
Il y a certaines heures des synchronismes endmiques pour la pense humaine, aux moments o notre imaginative se trouve mise en demeure de rpondre nos besoins. C'est ce propos qu'il a fallu formuler le dicton: cette ide tait dans l'air.
Ds les premiers jours du printemps suivant -- 1856 --, j'obtenais premier essai cette fois, avec une douzaine d'autres points de vue, un clich de l'avenue du bois de Boulogne, avec l'amorce de l'Arc de triomphe, la perspective des Ternes, Batignolles, Montmartre, etc.
Ce clich affirmait premier,2 malgr son imperfection, la pratique possibilit de la photographie arostatique: c'tait avant tout ce que j'avais vis.
Quant l'application cadastrale, mon trs minent ami le colonel Laussedat m'en expliqua l'impossibilit.
Ma rtivit native, absolue, devant tout ce qui est sciences exactes m'empchait quelque peu de suivre l'explication; mais devant l'affirmation d'une telle autorit, je n'avais qu' m'incliner -- et je m'en tins l.
Depuis j'ai eu la satisfaction de voir quantit de magnifiques preuves arostatiques couramment obtenues par Paul Nadar, les frres Tissandier, Ducom, etc., par nombre d'autres encore -- et jusque par les trop obstins cornacs qui s'enttent en l'cole arostatique de Meudon l'lve des poissons volants qui ne volent pas . . .
1 Premier hmistiche d'un vers de Cicron: Cedant arma togae: que les armes le cdent la toge; c'est--dire que le gouvernement militaire le cde au gouvernement civil. 2. Une honorable revue scientifique -- les Inventions nouvelles -- s'est laiss surprendre par un de ses rdacteurs qui affirme tout net que le premier clich arostatique a t obtenu en 1881 -- par M. Paul Desmarets.
2 L'incontestable notorit de notre preuve, qui avait figur plusieurs expositions bien avant 1881, et la date de nos brevets rpondaient d'avance cette assertion inattendue, sans qu'il soit besoin de renvoyer l'anne du Charivari o chacun peut retrouver la lithographie de Daumier reproduite sur la couverture de ce livre.