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History of Photography
Quand j'étais photographe (When I Was a Photographer) (1900)
Selection 4: L'AVEUGLE PRINCESSE
-- Mme Ratazzi est venue? dis-je en regardant la liste des séances inscrites pour ce jour-là.
-- Non, monsieur.
-- Je vois là: Princesse de Solms?
-- Oui, monsieur, mais ce n'est pas Mme Ratazzi: c'est la princesse de Solms, sur du roi de Hanovre. Son fils et sa fille sont venus eux-mêmes la recommander: leur mère est aveugle. Les deux jeunes gens sont charmants; ils regrettaient bien de ne pas vous rencontrer. Ils ont dit que leur famille vous connaissait et qu'eux-mêmes s'étaient autrefois trouvés bien près de vous connaître aussi.
Autrefois, en effet . . .
Dans ces souvenirs personnels, il serait impossible d'exclure le « moi » détestable. Il est même malcommode de le réduire.
Encore ai-je à m'excuser d'abord s'il me faut prendre ici par le plus long et rappeler une vieille histoire ignorée de la génération présente et qui a eu d'ailleurs, depuis 1863, tout le temps de se faire oublier de tous, malgré son fracas d'alors.
*
Dans mes premières ascensions en quête de la photographie aérostatique -- si difficile alors et dont ils savent tous jouer comme ils veulent aujourd'hui que la voie est déblayée --, je n'avais pu manquer, comme chacun en l'air et même à terre, d'être traversé de l'éternel rêve humain: la navigation aérienne.
Quelques descentes un peu vives où, par tout petit vent frais, ma nacelle d'osier brisait arbres et murs, m'avaient bien vite donné là à réfléchir.
« Si je ne puis seulement arrêter mon ballon sous cette brise insignifiante, où la moindre vitesse acquise tord mes ancres, rompt mes câbles, et me traîne à travers tout, ma prétention de le diriger contre les courants serait donc plus qu'impertinente. »
De ce premier constat si simple, tout un enchaînement logique d'autres observations non moins décisives avait déterminé ma conclusion:
« L'aérostat (et ce nom qu'il reçut à son baptême semblait lui limiter son unique destinée), l'aérostat à jamais ne saurait être nef. Né bouée, il crèvera bouée. La direction des ballons est une chimère. »
*
D'autre part pourtant je me disais que l'homme a le droit d'aller à sa volonté dans l'air, puisque l'animal y va?
Je considérai alors que l'oiseau et l'insecte qui vole ne se dirigent dans l'air qu'à la première, absolue condition d'être précisément tout le contraire du ballon: en effet, ils ne s'enlèvent pas, comme le ballon, par une simple différence de pesanteur spécifique et, tout au contraire du ballon, tandis que l'air presse sur le ballon, eux s'appuient sur l'air. Sans quoi ils ne voleraient.
Ces excellents professeurs, dès que je leur eus prêté attention, m'apprirent bientôt que le vol proprement dit, l'automotion aérienne ne peut être que dynamique, mécanique, avec concordance d'autres composantes, statique, etc.
Place nette étant faite enfin de la fausse piste sur laquelle, malgré la lamentable et dérisoire série de ses déconvenues sans fin,1 l'homme ne se lassait de toujours revenir depuis la sublime et décevante découverte des Montgolfier; il fallait donc, comme l'homéopathie vis-à-vis des allopathes, renverser la proposition pour dégager le problème et le poser enfin dans son véritable terme, absolu, exclusif: Être plus dense -- plus lourd que l'air -- pour commander à l'air -- c'est-à-dire comme partout, en toutes choses: Être le plus fort pour ne pas être battu.
*
C'était quelque chose; ce n'était rien.
Rien qu'une formule: qui la réaliserait?
Pas moi, certes, qui ne tiens aucune des vertus de l'ingénieur, qui ne pus jamais me décider à brouter les logarithmes, nativement rétif à l'A + B, et à qui de tous temps on reprocha surtout de ne savoir seulement compter.
Mais qui nous donnera raison de ce grand inconnu, lequel de nous dégagera cette révolution gigantesque qui bouleversera de fond en comble (réfléchissez-y un instant) toutes les conditions de nos existences présentes, devant laquelle vont s'effacer toutes les découvertes dont l'humanité s'enorgueillit?
D'autre part, cette gloire de demi-dieu ne sera-t-elle pas trop lourde pour un seul?
Devant une thèse aussi complexe, où tant de nos connaissances sont participantes, ne fallait-il pas faire appel à tous les chercheurs, à tous les croyants?
Alors, avec un ami cher que j'ai depuis perdu, l'excellent de La Landelle, et Ponton d'Amecourt, féru de la folie parallèle (sapientem stultitiam), je créai une Société d'encouragement pour la navigation aérienne par les appareils exclusivement plus lourds que l'air et du même coup, sans plus compter, je fondai notre journal spécial l'Aéronaute.
Il nous en vint de tous côtés, inventeurs, mécaniciens, algébristes, physiciens, chimistes et autres des corps d'officiers du génie et de la marine, des mines, des écoles spéciales supérieures, etc. Nous nous comptions presque immédiatement six cents, et chaque vendredi soir ces fidèles se réunissaient, discutant théories et plans présentés.
Mais là encore, discuter n'était rien: il fallait des essais, des essais à l'infini, en cette science de synthèse, tout entière à créer. Il fallait de l'argent, beaucoup d'argent.
Où le prendre? . . .
Je n'ai jamais eu d'autre fortune que mon travail, et du gouvernement d'alors, je ne voulais absolument rien accepter malgré un bon vouloir que je dois aujourd'hui reconnaître, bon vouloir remarquablement persistant devant mon recul.
En résumé, je me trouvais seul à encourager ma Société d'encouragement. C'était insuffisant.
*
J'eus alors l'idée de demander le trésor qu'il nous fallait, précisément à cette aérostation que je voulais exclure: je construisis à grands frais un aérostat de dimensions inconnues jusque-là, cubant ses six mille mètres de gaz, et enlevant avec le poids de son énorme matériel jusqu'à quarante-cinq soldats d'artillerie (ce qu'il fit) sur la plate-forme de sa nacelle à deux étages.
Les ascensions de ce ballon monstre par l'univers entier devaient emplir la caisse de notre association et chaque capitale, chaque grande ville paieraient leur part de la rançon de la future navigation aérienne.
Et en effet, Paris d'abord par deux fois, puis Bruxelles, Lyon, Amsterdam bondèrent à l'envi les enceintes du Géant.
Je ne m'étais donc pas trompé -- que sur le point essentiel où fourcha le singe de Florian: j'avais oublié d'allumer ma lanterne, c'est-à-dire que je n'avais pas su organiser mes contrôles, où des centaines de mille francs n'affluèrent que pour s'évanouir . . .
Et de ce grand effort il ne résulta rien, qu'une rude lutte de dix années d'angoisses et d'efforts pour honorablement tout payer -- ce qui fut fait enfin!
Mais ceci n'intéresse que moi.
*
Il doit sembler que je m'éloigne de plus en plus de la princesse de Hanovre en ce moment même où je vais à elle à toutes voiles.
Mais que puis-je contre tant de souvenirs, et surtout quand je me retrouve devant la Grande Cause là où je ne m'arrêterais plus!
*
Donc à la seconde ascension du Géant, partis du Champ-de-Mars à sept heures du soir, nous tombions, par une fausse manuvre d'équipiers, le lendemain matin à huit heures dans le Hanovre, où nous étions traînés pendant sept lieues en trente minutes -- à peu près la vitesse réglementaire des trains rapides.
Imaginez que vous faites ainsi vos sept lieues en une demi-heure, remorqué derrière l'express, dans un panier au bout d'une corde -- et voyez la danse . . .
Il n'y eut pourtant pas de morts: seulement un bras cassé pour l'un, une jambe fracturée avec quelques autres luxations pour moi -- et la bien chère compagne qui avait trop bravement voulu « suivre son mari partout », selon la parole des Codes, fut meurtrie cruellement. Les autres passagers en furent quittes pour des contusions ou injures insignifiantes.
On nous transporta assez péniblement sur la ville de Hanovre dont nous n'étions pas loin et on nous installa, un peu trop somptueusement, au premier étage du Grand-Hôtel, retenu pour notre petit monde -- par l'ordre du roi.2
Du Palais comme de l'ambassade de France, je ne saurais dire quelle sollicitude et quelles bontés. Fleurs et fruits étaient, matin et soir, envoyés à ma pauvre blessée par la reine -- que je devais retrouver à Paris quelques années plus tard éplorée, folle de toutes les douleurs, auprès du lit de mort de son époux, tous deux réduits par leur frère prussien dans un hôtel meublé de la rue de Presbourg . . .
Deux fois par jour, sans avoir jamais manqué, un aide de camp du roi venait prendre de nos nouvelles.
Cet aide de camp était un véritable géant, dont la carrure apparaissait plus formidable encore sous son uniforme blanc.
J'eus tout loisir, dans les heures qu'il passait à mon chevet, de constater que cette magnifique carcasse de guerre recelait une intelligence remarquablement affinée, développée par une éducation scientifique des plus complètes. Inutile d'ajouter que la manifeste évidence de notre « plus lourd que l'air » avait vite conquis là un adepte de plus à notre Société d'encouragement.
Cet officier se nommait le comte de Wedel.
Je ne l'avais plus revu depuis le Hanovre.
Mais un jour, parcourant les journaux, je tombai aux nouvelles étrangères sur son nom.
Avec chagrin je lus que le comte de Wedel venait de quitter le service de la personne du roi et même le pays hanovrien, immédiatement après un duel des plus malheureux; il avait tué roide d'une balle un duc -- dont le nom se perdait pour moi dans les désinences burg, stein ou berg, usuelles aux vieilles familles des pays allemands . . .
*
Mais enfin, de tout ce passé, nous voici donc arrivés au présent:
On vient d'annoncer la princesse de Solms. Entre sa fille et son fils qui la guident et soutiennent, les yeux clos, souriant au-devant d'elle, elle s'avance de ce pas glissant et prudent particulier aux aveugles.
Ce regard absent, c'est le même que chez le roi son frère, frappé de cécité pareille, sans que j'aie pu connaître si cette dualité était congénitale. Mais le roi, lui, n'avouait pas, et on se rappelle l'innocente supercherie de la grosse jumelle dont il affectait de se servir fréquemment à notre Opéra.
Ainsi que sa sur et comme pour identité parfaite, le roi avait aussi son ange gardien, la princesse Frédérique, sa fille, qui ne le quitta jamais d'un pas, jusqu'à la mort: perfections accomplies, ces deux Antigones, et, l'une comme l'autre, se refusant obstinément au mariage dans le pieux, jaloux égoïsme du dévouement filial . . .
*
La princesse aveugle était installée: les opérations du laboratoire se poursuivaient.
D'une pose à l'autre, je venais m'asseoir entre les deux jeunes gens qui m'avaient d'abord gagné par leur aisance familière et cordiale, plus sympathiques encore tous deux qu'on ne me les avait annoncés. Leur regard ne quittait pas la maman qu'ils semblaient couver . . .
Ils me rappelaient tous les détails de leurs souvenirs, de notre séjour à Hanovre: leurs visites sans fin à la nacelle et à l'aérostat, remisés en lambeaux, leur curiosité de tous les incidents de notre catastrophe, leur bonne entente aux jeux avec mon fils alors enfant plus jeune qu'eux, qu'on nous avait amené aussitôt de Paris sur la nouvelle de l'accident et que la reine envoyait du Palais chercher chaque matin. Ils ne se lassaient de m'interroger, de s'enquérir de ce que j'avais pu tenter depuis, de ce que je comptais faire.
Et tout en répondant à leurs questions, dans cette conversation rompue, hachée par les nécessités de mon travail, je leur demandais de mon côté des renseignements sur certains points qui étaient restés alors inexpliqués pour moi, sur mon lit de blessé. Du fond de l'atelier, et bien qu'éloignée de nous, la maman prenait quelque part à la conversation dans les intervalles de pose.
Une dernière fois, revenant m'asseoir avec eux, au moment de se quitter:
-- Et à propos, veuillez donc me donner des nouvelles d'un très charmant homme auquel j'ai gardé le meilleur souvenir, et dont je n'ai pas entendu parler depuis son duel terrible: le comte de Wedel? . . .
*
La foudre entre nous trois éclatant n'eût pas produit commotion pareille
Les deux jeunes gens, comme électriquement, avaient jailli debout, tous deux tendus, penchés vers un point unique: leur mère -- pâles comme suaires, la respiration suspendue . . . -- pendant que la main de la jeune fille s'était levée vers ma bouche comme pour la clore, et que le jeune homme m'avait -- rapide, strident, comme suffoqué -- murmuré:
-- Silence!!!
J'étais resté muet, sans rien comprendre . . .
Mais déjà les deux jeunes gens venaient de se retourner l'un vers l'autre, le regard dans le regard et quelles profondeurs dans les pensées, dans l'âme de ce regard! --, tout émus, bouleversés encore, mais avec un immense soupir de dégagement . . .
La maman n'avait rien entendu, souriante toujours . . .
Et alors contre mon oreille -- bien bas, tout bas --, le jeune homme me souffle:
-- L'homme que le comte de Wedel a tué il y a deux ans était notre frère, l'aîné.
On a pu cacher cette catastrophe à notre mère, grâce à sa cécité. Mais avec la coïncidence de la disparition du comte, nous avons toujours tremblé, nous tremblons encore, toujours, à la possibilité de quelque rapprochement . . .
Jusqu'ici, pour notre mère, depuis ces deux années, notre frère est en grand voyage, autour du monde.
Tous les quinze jours, nous lisons à maman son courrier, toujours avidement attendu: les lettres qu'IL lui adresse -- et que nous écrivons, ma sur et moi . . .
Elle attend ainsi le retour, comptant les jours . . .
Un mot de plus -- et vous pouviez nous la tuer . . .
*
Dérisoire fragilité de nos destinées humaines: toutes ces pieuses et longues ruses disposées, combinées, poursuivies par la plus tendre amour, tous ces saints subterfuges, toute cette ferveur haletante, déjoués, subitement, tragiquement anéantis tout à l'heure -- tout ce doux espoir tendrement aspiré par l'une, tout cet apaisement de consolation pour les autres, tout cela s'écroulant, s'effondrant d'un coup pour s'engloutir irrémissiblement dans le plus effroyable des désespoirs, celui qu'on ne console pas, devant lequel il n'est plus de parole humaine -- sur l'éventualité d'un seul mot tombé au hasard, par le passage fortuit dans un atelier de photographe, en pays étranger . . .
J'en étouffe encore, chaque fois que je me rappelle.
Notes
1 Il est vraiment impossible de ne pas exprimer ici une question: Combien d'années se sont écoulées depuis le jour où le ballon de l'École de Meudon alla, sans dire gare un beau matin, chez son voisin, Chaville, je crois, et en revint aussi vite, profitant en toute hâte de l'embellie d'une accalmie de quelques minutes, c'est-à-dire remportant la victoire sur l'ennemi absent?
Ce fut alors que, pour la confusion de notre pays et de l'intellect humain, un ministre de l'Instruction ou plutôt de l'Ignorance publique osa proférer en plein Institut (Babinet étant mort, Barral hors mis et Marey pas encore) ces paroles qui demeurent, scandaleuses, en péroraison de son rapport:
« Gloire à l'armée française qui vient de découvrir la direction des ballons! . . . »
Assurément -- et qui y contredirait? --, assurément sur cette découverte la plus extraordinaire comme la plus féconde des trouvailles humaines, jamais le prédestiné, l'admirable inventeur ne se fût lassé d'affirmer et réaffirmer encore la gloire de sa conquête, de réduire à néant toute incrédulité, tout doute, par une succession continue de voyages aériens, quotidiennement accomplis, avec jours, heures et itinéraires d'aller et retour annoncés, proclamés à l'avance.
Or combien de fois, depuis l'affirmation si solennelle du ministre H.M., l'École de Meudon a-t-elle renouvelé seulement son saut de puce sur Chaville et retour?
Et combien depuis tant d'années successives a coûté, combien coûte encore chaque année à notre budget déjà si lourd l'élève stérile de ces « poissons volants » qui ne volent pas et qui ne sauraient voler jamais?
2 Ces dépenses, comme toutes autres et celle du train spécial chauffé pour nous sans que nous l'eussions demandé, furent soldées par nous jusqu'au dernier silbergroschen -- ce que le roi certainement ignora. Par nous fut également payé le service médical, sauf vis-à-vis de l'excellent docteur Muller qui déclina tous honoraires et reçut quelques jours après, de notre gouvernement d'alors, le ruban de la Légion d'honneur.
J'ai conservé tous mes reçus, montant ensemble à quelque six mille francs (je dis six mille francs) pour notre séjour d'une semaine . . . transports, indemnités pour dommages, etc.
Ceci pour réponse en cette occasion aux journaux prussiens qui, rancuniers de mes ballons-poste du siège et sur un mien article quelconque où je ne manifestais pas de tendresse pour l'Allemagne, n'hésitèrent pas alors pendant toute une semaine, en chur, à m'accuser d'ingratitude -- la plus odieuse, pour moi, des perversions humaines.
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