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Quand j'Žtais photographe (When I Was a Photographer) (1900)

by Nadar (Gaspard Felix Tournachon)

Selection 2: LA PHOTOGRAPHIE OBSIDIONALE


Selection 2: LA PHOTOGRAPHIE OBSIDIONALE

Je relisais et lisais encore les pages exquises o LegouvŽ -- un homme, un pote --, encore tout Žmu et pŽnŽtrŽ de reconnaissance, rappelait l'inoubliable bienfait de la photographie postale aux cruels jours du sige.

Et ce m'Žtait une douleur de penser que nous ne savons mme pas ˆ qui nous avons dž ce prŽcieux secours. Nous ignorons jusqu'au nom de celui qui vint apaiser et sustenter enfin tant de Ç cÏurs qui avaient faim et soif depuis tant de longs jours È . . . Quelqu'autre n'aura-t-il pas osŽ usurper cette gloire?

Car il en est ainsi: quand ce n'est pas lacune, c'est inexactitude. Aussi en voyant chaque matin le plus indiffŽrent incident de carrefour, qui s'est passŽ hier sous nos yeux, racontŽ par nos journaux d'autant de faons diverses et parfois contradictoires, que pouvons-nous croire de tout ce qui nous a ŽtŽ transmis des sicles antŽrieurs -- et que vaut l'Histoire?

Pendant que je suis lˆ encore, au moins puis-je Žtablir l'origine d'un fait aussi intŽressant dans les lŽgendes du sige parisien et rendre tŽmoignage ˆ celui dont le dŽsintŽressement trop rare nous laissa ignorer un nom que nous n'avions qu'ˆ Ç admirer, aimer, remercier et bŽnir È . . .

*

Donc, lorsqu'il s'agit de supplŽer dans Paris la poste interceptŽe par le blocus allemand, le petit matŽriel aŽrostatique que nous avions ds le dŽbut et de notre initiative privŽe installŽ place Saint-Pierre, ˆ Montmartre, se trouvait tout prt. Est-il besoin de redire qu'en improvisant ce service nous avions d'abord rvŽ de reprendre la prŽcieuse tradition des aŽrostats militaires perdue depuis Coutelle et ContŽ, mais que nos instances obstinŽes ne purent jamais arracher cette dŽcision du gouvernement dit de la DŽfense nationale -- bien que chaque jour pendant ces quatre rudes mois nous fussions rŽclamŽs d'urgence sur trois points principaux de l'extrme dŽfense de Paris, foudroyŽs par un ennemi invisible . . .

Faute d'autres destinŽes aspirŽes, j'eus au moins la satisfaction patriotique d'organiser et d'inaugurer le service de la poste aŽrienne en lanant par-dessus les lignes allemandes le 25 septembre, le premier de nos ballons-poste, le Neptune, montŽ par Duruof.1

D'autres dŽparts de ballons se succŽdrent bient™t presque quotidiennement,2 emportant par pleins sacs et ballots bondŽs les chres nouvelles aux familles lointaines. Ce fut pour nos assiŽgŽs ˆ la fois un soulagement et un encouragement.

Ce mode de dŽjouer l'investissement ne fut pas d'autre part du gožt des Prussiens qu'il sembla dŽsappointer au-delˆ de ce qu'on ežt pu supposer. Leur menace d'assimiler ˆ l'espion et de fusiller sur place chaque aŽrostier qui tomberait sous leurs mains, cette menace, ŽdictŽe hors de toute mesure et de tout droit des gens, en tŽmoignerait au-delˆ si la mŽchante humeur qu'ils ressentirent n'avait laissŽ trace indŽlŽbile et vengeresse dans le pamphlet o Wagner nous envoya le dernier coup de pied. C'est en effet bien lˆ que -- sans parler de la gŽnŽrositŽ de toute ‰me humaine devant l'ennemi vaincu --, c'est bien dans ce Chant du scalp que le fiel de leur grand compositeur a gŽnialement concentrŽ en Žpaisseur toute la dŽlicatesse, toute la gr‰ce attique et la sveltesse, tout l'esprit de sa race -- race dŽjˆ reniŽe par leur Ç libŽrŽ È Heine, ds le temps o le vainqueur se dŽcouvrait devant les lŽgions dŽsarmŽes.

Ë un point de vue personnel -- et puisqu'il faut qu'il y ait toujours la Ç petite pice È ˆ c™tŽ de la grande --, il y eut pour nous quelque comique dans notre subite importance.

Jamais certes, aprs avoir touchŽ dans notre existence ˆ bien des besognes diverses, jamais nous n'aurions rvŽ notre dernire incarnation sous l'esthŽtique du chapeau verni ˆ cocarde et avec une bo”te de facteur sur le ventre. Et pourtant, sans aucun autre titre ici que l'unique obstination de notre initiative personnelle, sans nomination, sans promotion ni qualification officielle d'aucune sorte, sans Žmoluments surtout! (premire condition intŽgrante, constitutive de tout fonctionnarisme dans la citŽ telle que nous la rvons . . .), n'ayant pas mme les vivres du soldat qui nous eussent ŽtŽ doux, mais que personne ne pensa ˆ nous offrir et que nous ne savions pas demander, nous nous trouvions, ces premires heures, de fait, en chair et en os, le rŽel Ç directeur È de la Poste centrale, section des dŽparts -- c'est-ˆ-dire de la Poste tout entire puisqu'il n'y avait pas d'arrivŽes.

C'Žtait ˆ nous, en effet, ˆ nous seuls -- et ˆ quel autre donc, ˆ cette heure? -- que s'adressaient en toute instance, directement ou sur prŽsentations recherchŽes, les recommandations de lettres de nos plus hauts personnages, hommes politiques, magistrats, gros financiers, des Rothschild comme des Pereire, et surtout -- renversement bizarre et retour des choses d'ici-bas! -- nos directeurs de chemins de fer mis ˆ pied et en grve forcŽe pour l'instant, tous nous suppliant de confier leurs missives ˆ la sacoche de l'aŽrostier par nous dŽsignŽ pour le dŽpart du jour. J'ai gardŽ bonne partie de cette correspondance, assez curieuse ˆ revoir aujourd'hui. Que dire de plus: en tte de ces Žminents solliciteurs plus pressŽ et empressŽ que tous les autres ensemble, c'Žtait le directeur des Postes lui-mme, le titulaire, l'officiel, le vrai, puisqu'il Žtait, Lui, l'homme aux honoraires -- qui accourait me demander d'insŽrer ses Žp”tres de famille dans le portefeuille personnel de mon Žquipier . . .

Mais ces souvenirs doivent trouver leur place ailleurs.

*

Envoyer nouvelles du dedans Žtait dŽjˆ quelque chose; il s'agissait maintenant de recevoir nouvelles du dehors.

Nombre de projets afflurent: messagers piŽtons, dŽterminŽs mais alŽatoires; boules hermŽtiques de mŽtal abandonnŽes entre deux eaux au cours de la Seine pour tre recueillies par nos filets tendus, etc.

Aucun de ces moyens ne se prŽsentait avec le caractre de certitude, de mŽthode et de suite indispensables ˆ un service public.

Nous avions bien reu dŽjˆ la proposition d'un bon colombophile de Batignolles qui, prŽsentŽ par notre vieil ami Lucien Puteaux, mettait son colombier ˆ notre disposition. Chaque ballon emporterait un panier de ces pigeons parisiens qui rapporteraient ˆ tire-d'aile au colombier les messages attendus.

Le principe se trouvait acquis, autant qu'il pouvait l'tre. Mais quel poids peut supporter le vol d'un pigeon, et qu'Žtait cette chŽtive ressource en prŽsence de tant de besoins? Je n'Žtais bien certainement pas le seul ˆ tourner et retourner dans mon cerveau cette question de si grande importance . . .

*

Nous couchions gŽnŽralement sur cette place Saint-Pierre, o nous avions pu obtenir finalement de la mairie Clemenceau quelques bottes de paille sous deux tentes-abris. Ce fut immŽdiatement le rendez-vous de tous les chiens errants de Montmartre qu'on n'avait pas mangŽs encore et auxquels nous faisions fraternel accueil. Quand il fait froid aux pieds, une bonne chancelire nature ne peut tre acceptŽe qu'avec tous Žgards et reconnaissance.

Je t‰chais gŽnŽralement de m'Žvader pendant une interruption de service, ˆ l'heure o on d”ne (? . . .), pour courir chez moi prendre nouvelles des miens. Mais ce n'Žtait jamais sans l'apprŽhension de tomber ds l'entrŽe de ma demeure en pleine litanie d'inventeurs qui rŽsolument m'attendaient sur place, apportant avec la plus louable volontŽ du monde les projets les plus fous, mais toujours infaillibles, de ballons dirigeables et autres Ç poissons volants È.

Dans l'une de ces ŽchappŽes -- et prŽcisŽment ce soir-lˆ j'Žtais plus que jamais absorbŽ dans la prŽoccupation du grave problme --, se prŽsente un monsieur, du meilleur aspect, qui ˆ premier mot aborde la question en me demandant au prŽalable si on a trouvŽ quelque chose qui rende sa dŽmarche inutile. Sur ma rŽponse nŽgative, mon visiteur s'explique.

IngŽnieur, attachŽ, si je me rappelle, ˆ un grand Žtablissement d'industrie sucrire, et ne s'Žtant jamais occupŽ de photographie, c'est sous toute rŽserve et avec sa bonne volontŽ pour excuse s'il se trompe, qu'il m'apporte ˆ tout hasard la thŽorie qui a traversŽ son cerveau.

Ð La question, dit-il, Žtant donc de faire transporter par un pigeon la quantitŽ la plus considŽrable de messages, je suppose que dans tout centre postal important: Lyon, Bordeaux, Tours, OrlŽans, etc., ou bien encore au besoin en concentrant tous les services sur un seul point, chacun apporte au bureau des dŽparts sa correspondance, Žcrite sur recto seulement, adresse du destinataire en tte, et calligraphiŽe aussi net que possible.

Un atelier photographique spŽcial se trouve lˆ installŽ sous un praticien expŽrimentŽ.

Toutes les lettres apportŽes sont juxtaposŽes les unes ˆ c™tŽ des autres sur un plan mobile, en un nombre ˆ dŽterminer, cent, deux cents, cinq cent mille. Une glace sans tain les maintient en les pressant.

Cet ensemble une fois complet est alors redressŽ verticalement pour tre aussit™t photographiŽ au minimum de rŽduction possible -- au centime, au millime, que sais-je?

Seulement, au lieu de photographier sur verre ou papier comme pour les clichŽs ordinaires, l'opŽration doit tre exŽcutŽe simplement sur collodion dont la substance m'appara”t le prototype comme entitŽ, absence de grain, transparence, flexibilitŽ et surtout tŽnuitŽ.

Ce clichŽ micrographique d'un poids presque nul est adaptŽ ˆ l'un des pennes ou pattes de l'oiseau dans les conditions habituelles des dŽpches par oiseau.

Aussit™t ˆ destination, la contre-opŽration: agrandissement du clichŽ micrographique de chaque missive, amplifiŽe jusqu'au format courant, pour tre aussit™t dŽcoupŽe, mise sous pli et adressŽe ˆ chaque destinataire.

D'un coup, la lumire venait de se faire: la solution Žtait lˆ, dans le bienfait de ces pellicules Ð et je restais frappŽ, admirant l'ingŽnieuse simplicitŽ du procŽdŽ non moins que la modeste rŽserve de celui qui me l'exposait.

-- Je vous fŽlicite de rendre un tel service au pays, monsieur, et je vous remercie de l'honneur de votre communication. Votre idŽe me semble toute rationnelle et d'exŽcution pratique: au plus vite maintenant l'exŽcution! Vous n'avez plus qu'une chose ˆ faire: sans perdre un instant courir au ministre des Postes et . . .

-- Pour ceci, monsieur, non! Je suis satisfait que mon idŽe vous paraisse applicable: faites-en ce que vous voudrez, mais je n'entends en aucune faon me mettre en avant ni me targuer d'une trouvaille de hasard. Je suis indŽpendant par position et par gožt; je n'ai besoin de rien, je ne demande rien et ne veux rien.

Je pris sa main que je serrai . . .

-- Encore mieux d'accord! Mais vous admettrez pour moi-mme qu'il ne puisse me convenir d'aller, sans vous, prŽsenter un projet qui est v™tre. Pourquoi me refuseriez-vous seulement de venir de compagnie demain matin vers celui qui peut le rŽaliser? Nous serons vous et moi, demain ˆ la premire heure, reus aux Postes par le chef du Cabinet, M. Mercadier, qui supplŽe Steenackers parti, et lˆ, bien mieux que moi, vous exposerez votre systme.

Il cŽda enfin et il fut arrtŽ que le lendemain ds l'aube il viendrait me prendre, ayant sa voiture, qui me manquait.

*

Au tout petit jour il Žtait lˆ.

Avant de nous rendre rue de Grenelle, je lui fis observer qu'il serait peut-tre bon de nous mettre prŽalablement en rapport et confirmation avec un photographe habituŽ aux travaux de micrographie: il fallait aller vite! J'avais pensŽ ˆ un praticien nommŽ Dagron que je ne connaissais point personnellement mais que sa notoriŽtŽ spŽciale nous indiquait.

Nous arrivions aussit™t rue Neuve-des-Petits-Champs, ˆ l'angle de la rue Louis-le-Grand, sonnant pour Žveiller la maison. Le projet exposŽ et approuvŽ, je demande au confrre s'il se trouve disposŽ ˆ prendre au pied levŽ dans une de nos nacelles le chemin quelconque qui le conduira ˆ Tours. Il accepte ˆ premier mot. En nous quittant:

-- Vous avez compris, lui dis-je, que ce n'est pas une Ç affaire È que je vous apporte: vous demanderez vos frais -- stricts! Notre pauvre France n'est pas riche ˆ cette heure.

Il para”t toper de plein cÏur.

Au ministre, immŽdiat et excellent accueil. Mercadier est transportŽ et plus encore lorsque je lui apprends que nous nous sommes dŽjˆ entendus avec l'homme spŽcial, prt ˆ partir sur premier appel. Tout est, comme on dit, Ç m‰chŽ È. Mercadier entend que je suive l'opŽration avec le micrographe et insiste Ç dans mon intŽrt È, veut-il bien me dire. J'arrive ˆ lui faire admettre que je serais lˆ inutile, ne m'Žtant jamais occupŽ de ce qui a ŽtŽ l'Žtude principale du confrre -- et que, ne faisant pas d'affaires, ˆ cette heure-lˆ surtout, j'ai autre chose qui m'appelle ailleurs . . .

(Croyez-vous que je m'obstinais encore sur ma premire piste, ˆ attendre du Trochu mes ballons d'observations militaires? . . .)

*

Donc, Dagron partit en ballon. Aussit™t parvenu ˆ Tours, il y installa de toute sa compŽtence et mit au mieux en Ïuvre le prŽcieux service qui lui Žtait confiŽ. Notre Paris, strangulŽ par son angoisse des absents, enfin respira! . . .

Je n'ai pas revu depuis cette unique fois l'excellent micrographe Dagron que j'avais si justement choisi et dŽsignŽ. Mais je ne doute pas que son dŽsintŽressement civique se soit rappelŽ qu'ˆ cette heure-lˆ on ne faisait pas d'Ç affaires È.

Et je ne suis pas moins convaincu que, dans la relation par lui publiŽe de sa mission sur Tours, il a rendu l'hommage mŽritŽ au trop modeste inventeur dont l'initiative seule lui avait indiquŽ le chemin.

*

Et cet inventeur initial?

Qu'on me pardonne ˆ moi-mme!É Au centre de la fournaise o nous vivions tous alors, personnellement absorbŽ sur la poursuite de ces observations militaires que je m'acharnais encore et jusqu'au-delˆ du bout ˆ arracher de ceux qui me les refusaient, tiraillŽ par les devoirs et les prŽoccupations de jours et de nuits de mes ballons-poste, ma vie hors de chez moi, enfiŽvrŽ, bourrelŽ, haletant, tombant enfin ŽpuisŽ -- j'Žgarai jusqu'ˆ la carte de ce galant homme qui s'Žtait ŽclipsŽ aussit™t son service rendu . . .

Puissent ces lignes arriver vers lui, et que l'un de ses proches veuille bien rŽvŽler enfin ˆ la reconnaissance nationale le nom du glorieux anonyme qui, comme dit si Žloquemment notre cher LegouvŽ, Ç ravitailla du pain des ‰mes ceux dont les cÏurs avaient faim et soif depuis tant de longs jours!! . . . È

Notes

1 Un souvenir tout spŽcial est dž ˆ ce brave garon, avant tout autre choisi par moi pour ce premier dŽpart qui ne devait tre confiŽ qu'ˆ un homme trs sžr et expŽrimentŽ.
Il s'Žtait une fois dŽjˆ ˆ demi noyŽ au cap Gris-Nez avec ce mme Neptune qui nous servait faute d'autre, depuis nombre de jours, pour nos ascensions captives -- tellement ruinŽ, ˆ jour, et dessŽchŽ qu'il Žtait devenu friable et qu'ˆ la descente, selon l'expression de Duruof, les doigts entraient dedans entre chaque maille Ç comme dans du plaisir È.
Tout fier et joyeux de partir premier, mme dans ces pŽrilleuses conditions, Duruof sacrifia ˆ cet honneur, sans une seconde d'hŽsitation, sa moitiŽ dans les bŽnŽfices de la fabrication des ballons-poste dont j'avais conclu le traitŽ l'avant- veille avec l'administration, au profit de mes deux aides. Cette moitiŽ de bŽnŽfices Žtait son unique fortune.

2 Il y eut mme des doubles dŽparts simultanŽs; ainsi le jour o Gambetta se dŽcida enfin ˆ se laisser enlever par nous -- ce jour-lˆ n'Žtant plus un vendredi.

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