Je relisais et lisais encore les pages exquises o Legouv -- un homme, un pote --, encore tout mu et pntr de reconnaissance, rappelait l'inoubliable bienfait de la photographie postale aux cruels jours du sige.
Et ce m'tait une douleur de penser que nous ne savons mme pas qui nous avons d ce prcieux secours. Nous ignorons jusqu'au nom de celui qui vint apaiser et sustenter enfin tant de Ç cÏurs qui avaient faim et soif depuis tant de longs jours È . . . Quelqu'autre n'aura-t-il pas os usurper cette gloire?
Car il en est ainsi: quand ce n'est pas lacune, c'est inexactitude. Aussi en voyant chaque matin le plus indiffrent incident de carrefour, qui s'est pass hier sous nos yeux, racont par nos journaux d'autant de faons diverses et parfois contradictoires, que pouvons-nous croire de tout ce qui nous a t transmis des sicles antrieurs -- et que vaut l'Histoire?
Pendant que je suis l encore, au moins puis-je tablir l'origine d'un fait aussi intressant dans les lgendes du sige parisien et rendre tmoignage celui dont le dsintressement trop rare nous laissa ignorer un nom que nous n'avions qu' Ç admirer, aimer, remercier et bnir È . . .
Donc, lorsqu'il s'agit de suppler dans Paris la poste intercepte par le blocus allemand, le petit matriel arostatique que nous avions ds le dbut et de notre initiative prive install place Saint-Pierre, Montmartre, se trouvait tout prt. Est-il besoin de redire qu'en improvisant ce service nous avions d'abord rv de reprendre la prcieuse tradition des arostats militaires perdue depuis Coutelle et Cont, mais que nos instances obstines ne purent jamais arracher cette dcision du gouvernement dit de la Dfense nationale -- bien que chaque jour pendant ces quatre rudes mois nous fussions rclams d'urgence sur trois points principaux de l'extrme dfense de Paris, foudroys par un ennemi invisible . . .
Faute d'autres destines aspires, j'eus au moins la satisfaction patriotique d'organiser et d'inaugurer le service de la poste arienne en lanant par-dessus les lignes allemandes le 25 septembre, le premier de nos ballons-poste, le Neptune, mont par Duruof.1
D'autres dparts de ballons se succdrent bientt presque quotidiennement,2 emportant par pleins sacs et ballots bonds les chres nouvelles aux familles lointaines. Ce fut pour nos assigs la fois un soulagement et un encouragement.
Ce mode de djouer l'investissement ne fut pas d'autre part du got des Prussiens qu'il sembla dsappointer au-del de ce qu'on et pu supposer. Leur menace d'assimiler l'espion et de fusiller sur place chaque arostier qui tomberait sous leurs mains, cette menace, dicte hors de toute mesure et de tout droit des gens, en tmoignerait au-del si la mchante humeur qu'ils ressentirent n'avait laiss trace indlbile et vengeresse dans le pamphlet o Wagner nous envoya le dernier coup de pied. C'est en effet bien l que -- sans parler de la gnrosit de toute me humaine devant l'ennemi vaincu --, c'est bien dans ce Chant du scalp que le fiel de leur grand compositeur a gnialement concentr en paisseur toute la dlicatesse, toute la grce attique et la sveltesse, tout l'esprit de sa race -- race dj renie par leur Ç libr È Heine, ds le temps o le vainqueur se dcouvrait devant les lgions dsarmes.
Ë un point de vue personnel -- et puisqu'il faut qu'il y ait toujours la Ç petite pice È ct de la grande --, il y eut pour nous quelque comique dans notre subite importance.
Jamais certes, aprs avoir touch dans notre existence bien des besognes diverses, jamais nous n'aurions rv notre dernire incarnation sous l'esthtique du chapeau verni cocarde et avec une bote de facteur sur le ventre. Et pourtant, sans aucun autre titre ici que l'unique obstination de notre initiative personnelle, sans nomination, sans promotion ni qualification officielle d'aucune sorte, sans moluments surtout! (premire condition intgrante, constitutive de tout fonctionnarisme dans la cit telle que nous la rvons . . .), n'ayant pas mme les vivres du soldat qui nous eussent t doux, mais que personne ne pensa nous offrir et que nous ne savions pas demander, nous nous trouvions, ces premires heures, de fait, en chair et en os, le rel Ç directeur È de la Poste centrale, section des dparts -- c'est--dire de la Poste tout entire puisqu'il n'y avait pas d'arrives.
C'tait nous, en effet, nous seuls -- et quel autre donc, cette heure? -- que s'adressaient en toute instance, directement ou sur prsentations recherches, les recommandations de lettres de nos plus hauts personnages, hommes politiques, magistrats, gros financiers, des Rothschild comme des Pereire, et surtout -- renversement bizarre et retour des choses d'ici-bas! -- nos directeurs de chemins de fer mis pied et en grve force pour l'instant, tous nous suppliant de confier leurs missives la sacoche de l'arostier par nous dsign pour le dpart du jour. J'ai gard bonne partie de cette correspondance, assez curieuse revoir aujourd'hui. Que dire de plus: en tte de ces minents solliciteurs plus press et empress que tous les autres ensemble, c'tait le directeur des Postes lui-mme, le titulaire, l'officiel, le vrai, puisqu'il tait, Lui, l'homme aux honoraires -- qui accourait me demander d'insrer ses ptres de famille dans le portefeuille personnel de mon quipier . . .
Mais ces souvenirs doivent trouver leur place ailleurs.
Envoyer nouvelles du dedans tait dj quelque chose; il s'agissait maintenant de recevoir nouvelles du dehors.
Nombre de projets afflurent: messagers pitons, dtermins mais alatoires; boules hermtiques de mtal abandonnes entre deux eaux au cours de la Seine pour tre recueillies par nos filets tendus, etc.
Aucun de ces moyens ne se prsentait avec le caractre de certitude, de mthode et de suite indispensables un service public.
Nous avions bien reu dj la proposition d'un bon colombophile de Batignolles qui, prsent par notre vieil ami Lucien Puteaux, mettait son colombier notre disposition. Chaque ballon emporterait un panier de ces pigeons parisiens qui rapporteraient tire-d'aile au colombier les messages attendus.
Le principe se trouvait acquis, autant qu'il pouvait l'tre. Mais quel poids peut supporter le vol d'un pigeon, et qu'tait cette chtive ressource en prsence de tant de besoins? Je n'tais bien certainement pas le seul tourner et retourner dans mon cerveau cette question de si grande importance . . .
Nous couchions gnralement sur cette place Saint-Pierre, o nous avions pu obtenir finalement de la mairie Clemenceau quelques bottes de paille sous deux tentes-abris. Ce fut immdiatement le rendez-vous de tous les chiens errants de Montmartre qu'on n'avait pas mangs encore et auxquels nous faisions fraternel accueil. Quand il fait froid aux pieds, une bonne chancelire nature ne peut tre accepte qu'avec tous gards et reconnaissance.
Je tchais gnralement de m'vader pendant une interruption de service, l'heure o on dne (? . . .), pour courir chez moi prendre nouvelles des miens. Mais ce n'tait jamais sans l'apprhension de tomber ds l'entre de ma demeure en pleine litanie d'inventeurs qui rsolument m'attendaient sur place, apportant avec la plus louable volont du monde les projets les plus fous, mais toujours infaillibles, de ballons dirigeables et autres Ç poissons volants È.
Dans l'une de ces chappes -- et prcisment ce soir-l j'tais plus que jamais absorb dans la proccupation du grave problme --, se prsente un monsieur, du meilleur aspect, qui premier mot aborde la question en me demandant au pralable si on a trouv quelque chose qui rende sa dmarche inutile. Sur ma rponse ngative, mon visiteur s'explique.
Ingnieur, attach, si je me rappelle, un grand tablissement d'industrie sucrire, et ne s'tant jamais occup de photographie, c'est sous toute rserve et avec sa bonne volont pour excuse s'il se trompe, qu'il m'apporte tout hasard la thorie qui a travers son cerveau.
Ð La question, dit-il, tant donc de faire transporter par un pigeon la quantit la plus considrable de messages, je suppose que dans tout centre postal important: Lyon, Bordeaux, Tours, Orlans, etc., ou bien encore au besoin en concentrant tous les services sur un seul point, chacun apporte au bureau des dparts sa correspondance, crite sur recto seulement, adresse du destinataire en tte, et calligraphie aussi net que possible.
Un atelier photographique spcial se trouve l install sous un praticien expriment.
Toutes les lettres apportes sont juxtaposes les unes ct des autres sur un plan mobile, en un nombre dterminer, cent, deux cents, cinq cent mille. Une glace sans tain les maintient en les pressant.
Cet ensemble une fois complet est alors redress verticalement pour tre aussitt photographi au minimum de rduction possible -- au centime, au millime, que sais-je?
Seulement, au lieu de photographier sur verre ou papier comme pour les clichs ordinaires, l'opration doit tre excute simplement sur collodion dont la substance m'apparat le prototype comme entit, absence de grain, transparence, flexibilit et surtout tnuit.
Ce clich micrographique d'un poids presque nul est adapt l'un des pennes ou pattes de l'oiseau dans les conditions habituelles des dpches par oiseau.
Aussitt destination, la contre-opration: agrandissement du clich micrographique de chaque missive, amplifie jusqu'au format courant, pour tre aussitt dcoupe, mise sous pli et adresse chaque destinataire.
D'un coup, la lumire venait de se faire: la solution tait l, dans le bienfait de ces pellicules Ð et je restais frapp, admirant l'ingnieuse simplicit du procd non moins que la modeste rserve de celui qui me l'exposait.
-- Je vous flicite de rendre un tel service au pays, monsieur, et je vous remercie de l'honneur de votre communication. Votre ide me semble toute rationnelle et d'excution pratique: au plus vite maintenant l'excution! Vous n'avez plus qu'une chose faire: sans perdre un instant courir au ministre des Postes et . . .
-- Pour ceci, monsieur, non! Je suis satisfait que mon ide vous paraisse applicable: faites-en ce que vous voudrez, mais je n'entends en aucune faon me mettre en avant ni me targuer d'une trouvaille de hasard. Je suis indpendant par position et par got; je n'ai besoin de rien, je ne demande rien et ne veux rien.
Je pris sa main que je serrai . . .
-- Encore mieux d'accord! Mais vous admettrez pour moi-mme qu'il ne puisse me convenir d'aller, sans vous, prsenter un projet qui est vtre. Pourquoi me refuseriez-vous seulement de venir de compagnie demain matin vers celui qui peut le raliser? Nous serons vous et moi, demain la premire heure, reus aux Postes par le chef du Cabinet, M. Mercadier, qui supple Steenackers parti, et l, bien mieux que moi, vous exposerez votre systme.
Il cda enfin et il fut arrt que le lendemain ds l'aube il viendrait me prendre, ayant sa voiture, qui me manquait.
Au tout petit jour il tait l.
Avant de nous rendre rue de Grenelle, je lui fis observer qu'il serait peut-tre bon de nous mettre pralablement en rapport et confirmation avec un photographe habitu aux travaux de micrographie: il fallait aller vite! J'avais pens un praticien nomm Dagron que je ne connaissais point personnellement mais que sa notorit spciale nous indiquait.
Nous arrivions aussitt rue Neuve-des-Petits-Champs, l'angle de la rue Louis-le-Grand, sonnant pour veiller la maison. Le projet expos et approuv, je demande au confrre s'il se trouve dispos prendre au pied lev dans une de nos nacelles le chemin quelconque qui le conduira Tours. Il accepte premier mot. En nous quittant:
-- Vous avez compris, lui dis-je, que ce n'est pas une Ç affaire È que je vous apporte: vous demanderez vos frais -- stricts! Notre pauvre France n'est pas riche cette heure.
Il parat toper de plein cÏur.
Au ministre, immdiat et excellent accueil. Mercadier est transport et plus encore lorsque je lui apprends que nous nous sommes dj entendus avec l'homme spcial, prt partir sur premier appel. Tout est, comme on dit, Ç mch È. Mercadier entend que je suive l'opration avec le micrographe et insiste Ç dans mon intrt È, veut-il bien me dire. J'arrive lui faire admettre que je serais l inutile, ne m'tant jamais occup de ce qui a t l'tude principale du confrre -- et que, ne faisant pas d'affaires, cette heure-l surtout, j'ai autre chose qui m'appelle ailleurs . . .
(Croyez-vous que je m'obstinais encore sur ma premire piste, attendre du Trochu mes ballons d'observations militaires? . . .)
Donc, Dagron partit en ballon. Aussitt parvenu Tours, il y installa de toute sa comptence et mit au mieux en Ïuvre le prcieux service qui lui tait confi. Notre Paris, strangul par son angoisse des absents, enfin respira! . . .
Je n'ai pas revu depuis cette unique fois l'excellent micrographe Dagron que j'avais si justement choisi et dsign. Mais je ne doute pas que son dsintressement civique se soit rappel qu' cette heure-l on ne faisait pas d'Ç affaires È.
Et je ne suis pas moins convaincu que, dans la relation par lui publie de sa mission sur Tours, il a rendu l'hommage mrit au trop modeste inventeur dont l'initiative seule lui avait indiqu le chemin.
Et cet inventeur initial?
Qu'on me pardonne moi-mme!É Au centre de la fournaise o nous vivions tous alors, personnellement absorb sur la poursuite de ces observations militaires que je m'acharnais encore et jusqu'au-del du bout arracher de ceux qui me les refusaient, tiraill par les devoirs et les proccupations de jours et de nuits de mes ballons-poste, ma vie hors de chez moi, enfivr, bourrel, haletant, tombant enfin puis -- j'garai jusqu' la carte de ce galant homme qui s'tait clips aussitt son service rendu . . .
Puissent ces lignes arriver vers lui, et que l'un de ses proches veuille bien rvler enfin la reconnaissance nationale le nom du glorieux anonyme qui, comme dit si loquemment notre cher Legouv, Ç ravitailla du pain des mes ceux dont les cÏurs avaient faim et soif depuis tant de longs jours!! . . . È
1 Un souvenir tout spcial est d ce brave garon, avant tout autre choisi par moi pour ce premier dpart qui ne devait tre confi qu' un homme trs sr et expriment.
Il s'tait une fois dj demi noy au cap Gris-Nez avec ce mme Neptune qui nous servait faute d'autre, depuis nombre de jours, pour nos ascensions captives -- tellement ruin, jour, et dessch qu'il tait devenu friable et qu' la descente, selon l'expression de Duruof, les doigts entraient dedans entre chaque maille Ç comme dans du plaisir È.
Tout fier et joyeux de partir premier, mme dans ces prilleuses conditions, Duruof sacrifia cet honneur, sans une seconde d'hsitation, sa moiti dans les bnfices de la fabrication des ballons-poste dont j'avais conclu le trait l'avant- veille avec l'administration, au profit de mes deux aides. Cette moiti de bnfices tait son unique fortune.
2 Il y eut mme des doubles dparts simultans; ainsi le jour o Gambetta se dcida enfin se laisser enlever par nous -- ce jour-l n'tant plus un vendredi.