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Quand j'Žtais photographe (When I Was a Photographer) (1900)

by Nadar (Gaspard Felix Tournachon)

Selection 5: BALZAC ET LE DAGUERRƒOTYPE


Selection 5: BALZAC ET LE DAGUERRƒOTYPE

Quand le bruit se rŽpandit que deux inventeurs venaient de rŽussir ˆ fixer sur des plaques argentŽes toute image prŽsentŽe devant elles, ce fut une universelle stupŽfaction dont nous ne saurions nous faire aujourd'hui l'idŽe, accoutumŽs que nous sommes depuis nombre d'annŽes ˆ la photographie et blasŽs par sa vulgarisation.

Il s'en trouva qui regimbaient jusqu'ˆ se refuser ˆ croire. PhŽnomne accoutumŽ, car nous sommes hargneux de nature ˆ toute chose qui dŽconcerte nos idŽes reues et dŽrange notre habitude. La suspicion, l'ironie haineuse, l' Ç impatience de tuer È, comme nous disait l'amie Sand, se dressent aussit™t. N'est-ce pas d'hier mme, la protestation furibonde de ce membre de l'Institut invitŽ ˆ la premire dŽmonstration du phonographe? Avec quelle indignation le savant Ç instituteur È refusa de se prter une seconde de plus ˆ cette Ç supercherie de ventriloque È, et de quel fracas il sortit, jurant que l'impertinent mystificateur aurait affaire ˆ lui . . .

-- Comment! me disait un jour, ˆ sa mauvaise heure, Gustave DorŽ -- un esprit clair et dŽgagŽ pourtant s'il en fut! -- comment, tu ne comprends pas la jouissance qu'on a ˆ dŽcouvrir le dŽfaut de la cuirasse dans un chef-d'Ïuvre?

L'inconnu nous frappe de vertige, et nous choquerait comme une insolence, ainsi que le Ç sublime nous fait toujours l'effet d'une Žmeute È.

L'apparition du daguerrŽotype -- qui plus lŽgitimement devait s'appeler niepcetype -- ne pouvait donc manquer de dŽterminer une Žmotion considŽrable. ƒclatant ˆ l'imprŽvu, au maximum de l'imprŽvu, en dehors de tout ce qui pouvait s'attendre, dŽroutant tout ce qu'on croyait conna”tre et mme le supposable, la nouvelle dŽcouverte se prŽsentait assurŽment, comme elle reste, la plus extraordinaire dans la plŽiade des inventions qui font dŽjˆ de notre sicle interminŽ le plus grand des sicles scientifiques -- ˆ dŽfaut d'autres vertus.

Telle y appara”t en effet la glorieuse h‰te que le foisonnement des Žclosions semble se passer mme de l'incubation: l'hypothse sort du cerveau humain tout armŽe, formulŽe, et l'induction premire devient immŽdiatement l'Ïuvre constituŽe. L'idŽe court au fait. Ë peine la vapeur a-t-elle rŽduit l'espace, que l'ŽlectricitŽ le supprime. Pendant que Bourseul -- un Franais, le premier, humble employŽ des Postes -- signale en vigie le tŽlŽphone et que le pote Charles Cros rve le phonographe, Lissajous, avec ses ondes sonores, nous fait voir le son qu'Ader nous transmet hors des portŽes et qu'Edison ˆ jamais nous enregistre; Pasteur, rien qu'en regardant d'un peu prs les helminthes qu'avait devinŽs Raspail, impose le diagnostic nouveau qui va mettre au panier nos vieux codex; Charcot entrouvre la mystŽrieuse porte du monde hyperphysique souponnŽ par Mesmer, et toute notre criminalitŽ sŽculaire s'Žcroule; Marey, qui vient de surprendre ˆ l'oiseau le secret de l'aŽronautique rationnelle par les graves, indique ˆ l'homme dans les immensitŽs de l'Žther le nouveau domaine qui va tre sien ds demain -- et, simple fait de physiologie pure, l'anesthŽsie s'Žlve, d'une aspiration comme divine, jusqu'ˆ la misŽricorde qui amnistie l'humanitŽ de la douleur physique dŽsormais abolie . . . Et c'est cela, oui, tout cela que le bon M. Brunetire appelle la Ç faillite de la science È . . .

Nous voici bien au-delˆ mme de l'admirable bilan de Fourcroy, ˆ l'heure suprme o le gŽnie de la partie en danger commandait les dŽcouvertes, bien loin des Laplace et des Montgolfier, des Lavoisier, des Chappe, des ContŽ, de tous, si loin que, sur cet ensemble des manifestations, des explosions presque simultanŽes de la science en notre xixe sicle, sa symbolique devra, elle aussi, se transformer: Ç L'Hercule antique Žtait un homme dans toute la force de l'‰ge, aux muscles puissants et rebondis: l'Hercule moderne, c'est un enfant accoudŽ sur un levier. È

Mais tant de prodiges nouveaux n'ont-ils pas ˆ s'effacer devant le plus surprenant, le plus troublant de tous: celui qui semble donner enfin ˆ l'homme le pouvoir de crŽer, lui aussi, ˆ son tour, en matŽrialisant le spectre impalpable qui s'Žvanouit aussit™t aperu sans laisser une ombre au cristal du miroir, un frisson ˆ l'eau du bassin? L'homme ne put-il croire qu'il crŽait en effet lorsqu'il saisit, apprŽhenda, figea l'intangible, gardant la vision fugace, l'Žclair, par lui gravŽs aujourd'hui sur l'airain le plus dur?

En somme, Niepce et son fin compre furent sages d'avoir attendu pour na”tre. L'ƒglise se montra toujours plus que froide aux novateurs -- quand elle ne leur fut pas un peu chaude --, et la dŽcouverte de 1842 avait des allures suspectes au premier chef. Ce mystre sentait en diable le sortilge et puait le fagot: la r™tissoire cŽleste avait flambŽ pour moins.

Rien n'y manquait comme inquiŽtant: hydroscopie, envožtement, Žvocations, apparitions. La nuit, chre aux thaumaturges, rŽgnait seule dans les sombres profondeurs de la chambre noire, lieu d'Žlection tout indiquŽ pour le prince des tŽnbres. Il ne fallait qu'un rien vraiment pour de nos filtres faire des philtres.

Il n'est donc pas ˆ s'Žtonner si tout d'abord l'admiration elle-mme sembla incertaine; elle restait inquite, comme effarŽe. Il fallut du temps pour que l'Animal universel en pr”t son parti et s'approch‰t du Monstre.

Devant le daguerrŽotype, ce fut Ç du petit au grand È, comme prononce le dicton populaire, et l'ignorant ou l'illettrŽ n'eurent pas seuls cette hŽsitation dŽfiante, comme superstitieuse. Plus d'un parmi les plus beaux esprits subit cette contagion du premier recul.

Pour n'en citer que dans les plus hauts, Balzac se sentit mal ˆ l'aise devant le nouveau prodige: il ne se pouvait dŽfendre d'une apprŽhension vague de l'opŽration daguerrienne.

Il en avait trouvŽ son explication ˆ lui, vaille que vaille ˆ cette heure-lˆ, rentrant quelque peu dans les hypothses fantastiques ˆ la Cardan. Je crois me bien rappeler avoir vu sa thŽorie particulire ŽnoncŽe par lui tout au long dans un coin de l'immensitŽ de son Ïuvre. Je n'ai pas loisir de l'y rechercher, mais mon souvenir se prŽcise trs nettement par l'exposŽ prolixe qu'il m'en fit dans une rencontre et qu'il me renouvela une autre fois, car il en semblait obsŽdŽ, dans le petit appartement tendu de violet qu'il occupait ˆ l'angle de la rue Richelieu et du boulevard: cet immeuble, cŽlbre comme maison de jeu sous la Restauration, portait encore ˆ cette Žpoque le nom d'h™tel Frascati.

Donc, selon Balzac, chaque corps dans la nature se trouve composŽ de sŽries de spectres, en couches superposŽes ˆ l'infini, foliacŽes en pellicules infinitŽsimales, dans tous les sens o l'optique peroit ce corps.

L'homme ˆ jamais ne pouvant crŽer -- c'est-ˆ-dire d'une apparition, de l'impalpable, constituer une chose solide, ou de rien faire une chose --, chaque opŽration daguerrienne venait donc surprendre, dŽtachait et retenait en se l'appliquant une des couches du corps objectŽ.

De lˆ pour ledit corps, et ˆ chaque opŽration renouvelŽe, perte Žvidente d'un de ses spectres, c'est-ˆ-dire d'une part de son essence constitutive

Y avait-il perte absolue, dŽfinitive, ou cette dŽperdition partielle se rŽparait-elle consŽcutivement dans le mystre d'un renaissement plus ou moins instantanŽ de la matire spectrale? Je suppose bien que Balzac, une fois parti, n'Žtait pas homme ˆ s'arrter en si bonne route, et qu'il devait marcher jusqu'au bout de son hypothse. Mais ce deuxime point ne se trouva pas abordŽ entre nous.

Cette terreur de Balzac devant le daguerrŽotype Žtait-elle sincre ou jouŽe? Sincre, Balzac n'ežt eu lˆ que gagner ˆ perdre, ses ampleurs abdominales et autres lui permettant de prodiguer ses Ç spectres È sans compter. En tout cas elle ne l'empcha pas de poser au moins une fois pour ce daguerrŽotype unique que je possŽdai aprs Gavarni et Silvy, aujourd'hui transmis ˆ M. Spoelberg de Lovenjoul.

PrŽtendre qu'elle fut simulŽe serait dŽlicat, sans oublier pourtant que le dŽsir d'Žtonner fut trs longtemps le pŽchŽ courant de nos esprits d'Žlite. Telles originalitŽs bien rŽelles, du plus franc aloi, semblent si bien jouir au plaisir de s'affubler paradoxalement devant nous qu'on a dž trouver une appellation ˆ cette maladie du cerveau, Ç la pose È, la pose que les romantiques hanchŽs, poitrinaires, ˆ l'air fatal, ont transmise parfaitement la mme, d'abord sous l'allure na•ve et brutale des rŽalistes naturalistes, puis jusqu'ˆ la prŽsente raideur, la tenue concrte et fermŽe ˆ triple tour de nos dŽcadents actuels, idiographes et nombrilistes -- des pointus plus ennuyeux ˆ eux seuls que tous les autres ensemble, gage Žternel de l'impŽrissabilitŽ de Cathos et Madelon.

Quoi qu'il en fžt, Balzac n'eut pas ˆ aller loin pour trouver deux fidles ˆ sa nouvelle paroisse. De ses plus proches, Gozlan, en sa prudence, s'en Žtait tout de suite garŽ; mais le bon Gautier et le non moins excellent GŽrard de Nerval embo”trent immŽdiatement le pas aux Ç Spectres È. Toute thse en dehors des vraisemblances ne pouvait qu'agrŽer ˆ l' Ç impeccable È ThŽo, au pote prŽcieux et charmant, bercŽ dans le vague de sa somnolence orientale: l'image de l'homme est d'ailleurs proscrite aux pays des soleils levants. Quant au doux GŽrard, ˆ jamais montŽ sur la Chimre, il Žtait cueilli d'avance: pour l'initiŽ d'Isis, l'intime de la reine de Saba et de la duchesse de Longueville, tout rve arrivait en ami . . . -- mais tout en causant spectres, l'un comme l'autre, et sans autres faons, furent des bons premiers ˆ passer devant notre objectif.

Je ne saurais dire combien de temps le trio cabaliste tint bon devant l'explication toute physique du mystre daguerrien, bient™t passŽe au domaine banal. Il est ˆ croire qu'il en fut de notre sanhŽdrin comme de toutes choses, et qu'aprs une trs vive agitation premire, on finit assez vite par n'en plus parler. Comme ils Žtaient venus, les Ç Spectres È devaient partir.

Il n'en fut d'ailleurs plus jamais question dans aucune autre rencontre ni visite des deux amis ˆ mon atelier.

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