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Selection 3: PARIS SOUTERRAIN -- AUX CATACOMBES ET GOUTS
Premiers essais de photographie aux lumires artificielles
Quatre fois l'an, madame, sur le coup de midi, il peut vous arriver d'assister un rendez-vous assez trange, pris souvent plusieurs mois l'avance, entre quatre cinq cents personnes qui ne se connaissent pas.
Vous les voyez une une ou par deux, trois et quatre, converger l'heure dite par les boulevards anciennement extrieurs et la rue d'Enfer -- aujourd'hui Denfert-Rochereau -- vers une faon de petit temple colonnes doriques, o veillait l'octroi de l'antique barrire. Ces gens, d'un sexe et de l'autre, portent tous la main un petit paquet comme en signe de ralliement. Plusieurs brandissent, non sans quelque fiert contenue, une lanterne qu'un ou deux ont mme arbore la boutonnire, en manire d'insigne dcoratif.
Les uns affectent l'allure grave et mme recueillie; les autres rayonnent d'une gaiet un peu trop en dehors pour ne pas sembler voulue. Tous ont la physionomie spciale, mystrieuse et lgrement suffisante, de personnages auxquels quelque mission secrte et non sans importance aurait t confie. Au surplus il ne nous tombe pas tous les matins une occasion d'tre solennel.
Par la porte du petit temple, ils disparaissent les uns aprs les autres, sous terre.
Ces lus vont visiter les catacombes. Les diverses administrations publiques auprs desquelles ils ont sollicit, dans les termes du vocabulaire trs respectueux, cette Ç faveur È qui appartient de droit tout le monde et ne se refuse personne, profitent de l'occasion des quatre visites rglementaires annuelles pour se dbarrasser par fournes de ces solliciteurs sans ambition.
Vous ne connaissez pas les catacombes, madame; permettez-moi de vous y conduire. Veuillez prendre mon bras et -- suivons le monde!
Dans la cour d'aspect un peu nglig o nous voici, la compagnie dj nombreuse entoure le puits et surtout l'espce de petite poterne en pierre par laquelle nous descendrons tout l'heure. Nous avons autour de nous les divers spcimens du genre curieux -- le curieux insatiable et le curieux indiffrent, voire ddaigneux, le srieux, le goguenard, l'loquent et le taciturne. Voici, espce rare, le Parisien familier avec Paris, qui connat sur le bout du doigt son muse d'artillerie et pour qui la manufacture des Gobelins n'a pas de secrets, ct du vrai Parisien autochtone qui ne donne un coup d'Ïil son Paris que lorsqu'il lui choit un visiteur dpartemental. Voici encore en appoint le public spcial qui s'abonne au Pre La Chaize illustr, le mme qui achetait jadis les Ruines de Volney et les Nuits de Young aux temps hro•ques o nous lisions tout, mme Young et Volney. Voici enfin l'invitable ban d'Anglais excursionnistes.
Ce monde est ncessairement un peu ml et on s'y familiarise vite avec son voisin; il n'est tel que l'approche du danger pour rapprocher les distances et pousser la fraternit. Chacun se dispose, allumant sa lanterne. Les rires qui clatent et l, assez forcs, et quelques mines effares tmoignent, la gloire du cours de littrature de No‘l et Chapsal, que tout le monde n'a pas encore oubli l'infortun mortel gar dans les catacombes et par aggravation de peine mis en vers par l'abb Delille. Cet autre brave qu'on entoure a prudemment emport, comme en-cas pour un hivernage, deux livres de bougies, un pain de quatre livres et une provision de chocolat; pour un rien, en rflchissant, si seulement il croyait encore avoir le temps, il courrait doubler ses munitions. Mais je ne jurerais pas que le farceur qui se moque plus haut que les autres de notre plerin prcautionn ne recle, si on le fouillait bien au fond de ses poches, quelques pelotes de ficelle en souvenir de Thse, l'homme au Labyrinthe. Le classique est ternel.
Vous ne doutez pourtant pas, madame, vous qui tes brave comme un homme -- brave --, que dans ces visites rglementaires il ne saurait y avoir l'ombre d'un danger. Ë la queue leu leu, nos excursionnistes, compts l'entre pour tre recompts la sortie, n'ont qu' dfiler en scurit parfaite par l'itinraire restreint qui leur est confr dans l'ossuaire, sous la surveillance des hommes de garde en sentinelle chaque fausse issue. Tout autre assurment pourrait tre sans ces prcautions l'issue de l'entreprise par cet immense enchevtrement de carrires romaines d'o notre Lutce est sortie du troisime au huitime sicle et qui se replient en milliers de mandres des deux cts de la Seine, de Vaugirard Charenton, de Passy Mnilmontant.
Mais la poterne s'est ouverte. Chacun s'engouffre peu peu par l'troit escalier au tournant rapide. Vous plat-il d'apprendre que cette entre, la plus pratique, est l'une des soixante que comptent dans Paris les catacombes et aussi que son escalier a quatre-vingt-dix marches? Je veux croire que ces statistiques ne vous intressent gure plus que moi.
Je ne sais, d'ailleurs, pour commencer, qui pourrait se charger d'numrer au juste les six sept millions de squelettes que plus de dix sicles nous ont ici lgus, mine inexploite de phosphate de chaux et de nitrate de potasse.
Enfin nous voici en bas de l'interminable et glissant escalier. Suivant les premiers de notre monme, suivis des autres, nous cheminons par une troite galerie aux parois suintantes et dont la vote crase fait courber les plus hauts. La monotone procession se prolonge et, pour la rendre plus dsagrable par ces viscosits, l'odeur fumeuse de cette thorie de bougies -- encore n'y a-t-il pas quelque chandelle arrire? -- se condense et fige dans ce long corridor sans air.
Mais l'espace se fait plus large autour de nous. Une porte nous apparat: au-dessus l'inscription:
memori¾ majorum
et des deux cts:
has ultra metas requiescunt, beatam spem expectantes.1
C'est ici. Nous pntrons dans l'ossuaire.
Entre les piliers de pierre de taille sommairement quarris, arrivs propos pour prserver cette partie mridionale de Paris des boulements qui s'y produisaient trop souvent, sont rangs dans un ordre parfait (on dirait l'immense chantier d'un marchand de bois mticuleux) tous les ossements recueillis, depuis 1785 surtout, dans les cimetires supprims, les anciennes glises et les fouilles qui ont sous le second Empire retourn de fond en comble grande partie du sol parisien. Depuis les Csars et les invasions des Normands jusqu'aux derniers bourgeois et manants extraits en 1861 du cimetire de Vaugirard, tout ce qui a vcu et s'est teint dans Paris dort ici, viles multitudes et grands hommes acclams, saints canoniss et criminels supplicis en place de Grve. Dans l'galitaire confusion de la mort, tel roi mrovingien garde l'ternel silence ct des massacrs de septembre 92. Valois, Bourbons, Orlans, Stuarts, achvent de pourrir au hasard, perdus entre les malingreux de la cour des Miracles et les deux mille Ç de la religion È que mit mort la Saint-Barthlemy.
Mais le nant de la chose humaine ne serait pas complet et le niveau de l'ternit veut plus encore: ces squelettes ple- mls sont eux-mmes dsagrgs, disperss ne jamais plus se retrouver pour se runir au Jugement du jour dernier. Par la main des manÏuvres spciaux attachs l'anne ce service, les ctes, vertbres, sternums, carpes, tarses, mtacarpes et mtatarses, phalanges, etc., tout le menu des os, sont refouls, tasss en masses plus ou moins cubiques sous les cryptes -- en bourrages, comme on dit ici --, et maintenus l'avant par des ttes choisies dans les mieux conserves: ce que nous appelons les faades. L'art des terrassiers combine ces chapelets de crnes avec des fmurs disposs en croix dans certaines dispositions symtriques et varies, et nos dcorateurs funraires s'y appliquent -- Ç de faon rendre l'aspect intressant, presque agrable È, dit ce bon Dulaure, videmment sduit, et que M. Paul Fassy, dans son trs intressant travail sur les catacombes, a quelque raison de traiter de Ç partial È.
Ainsi, les crnes qui composent cette Ç faade È devant laquelle nous passons proviennent de la rue de la Ville-Levesque o furent jets en commun une partie des excuts de 1793. Parmi eux, incontestablement, se trouve Philippe galit, duc d'Orlans. Lequel? . . .
Et ce verset du premier livre de saint Luc, fatal comme une sentence, est-ce le seul hasard qui le choisit pour tre ici grav:
deposuit potentes de sede et exaltavit humiles.2
Il est tabli que tous sont l en leurs fragments mls: sainte Genevive et Mirabeau, Marat avec Nicolas Flamel Ç et son pouse È, saint Vincent de Paul et le cardinal Dubois, Marguerite de Bourgogne avec le prvt Marcel, Perrault, l'architecte conteur, le marchal d'Ancre, Voiture, Cassini, Benserade, saint Mdric, Gaultier-Garguille, Malherbe, Gassendi, Philippe de Champaigne, Lulli, Rabelais, Commines, etc. Frdgonde repose peut-tre entremle avec Mlle de La Vallire et Mlle de Scudry par le fouillis de Turlupin entre Pichegru et l'abb Santeuil.
C'est le dfil des grands noms de France comme celui des petits. Pas une de nos vieilles familles qui n'ait rclamer l quelqu'un des siens, Conds et Contis, Soyecourt et Vendme, La Rochefoucauld, Crqui, Rohan, Montmorency, Villars, Blacas, Brancas, Noailles, Du Lau, La Trmoille, Nicolai, Luxembourg, Mol, etc., gisant de et de l trace implacablement perdue par l'innombrable encombrement des plus humbles, des anonymes, les Durand, Legrand, Petit, Lematre, Berger, Lenoir ou Leblanc.
Ce fragment que votre pied vient de heurter, ce dbris sans nom, un de vos grands-pres, une grand-mre peut-tre, madame. Et cela a aim, cela a t aim . . .
Quelle vanit humaine, quel orgueil pourrait tenir devant cette inluctable promiscuit finale de nos poussires, lorsque, hier, la mchoire d'un cardinal Richelieu courait les marchands de bric--brac suivie la piste par les reporters -- quand, pices en main, m'affirmait un rudit des plus srieux, la Chapelle expiatoire, ce plerinage vnr des derniers fidles, ne contiendrait pas vestige des reliques de Louis XVI, mais prcisment les os dtests d'un Robespierre? Quel nobiliaire, quels titres, quels cartulaires, quels scellements? Cherche-le, ton glorieux matricule, par ces tas de tas sans fin, pauvre insens!
On a dcid, depuis quelques annes surtout, de distinguer les ossements des provenances diverses. Des inscriptions lapidaires indiquent que tel amas provient de Picpus, tel autre du couvent des Cordeliers ou du march des Innocents. Ces inscriptions alternent avec des versets latins de la Bible et des morceaux franais, assez fcheusement dpists pour la plupart par une slection tenace dans nos potes minores, Lemierre, Ducis, Delille dj nomm et autres Campistron.
Une petite source d'eau limpide et toujours de niveau dans sa cuve de pierre sert d'asile cinq ou six petits poissons imports par la fantaisie d'un travailleur de l'endroit, qui vous les prsente avec quelque orgueil. J'imagine que par les tnbres quasi perptuelles, ces poissons sont en train de devenir aveugles, comme les espces vision atrophie que l'on trouve aux lacs souterrains et les insectes cavernicoles. Au-dessus de la source:
sicut unda dies nostri fluxerunt.3
C'est assurment l l'une de ces penses profondes auxquelles Bourdaloue ni mme M. Prudhomme ne trouveraient moyen de dire non.
Plus loin, mais hors de l'ossuaire, est un puits trs large et profond, dans lequel on est irrsistiblement tent de descendre par les larges marches. Seulement, se dfier: cette eau est d'une limpidit telle qu'on ne saurait la percevoir qu'au toucher et j'avertis que le bain de pieds est la glace: j'y fus pris.
Ë ct, deux essais de sculpture architecturale, taille dans le tuf:
quartier de cazerne (sic) port saint- philippe 1777,
disent les inscriptions de l'artiste. Ces travaux de patience qui ne porteront nul prjudice la colonnade du Louvre, sont dus aux loisirs d'un ancien soldat nomm Dcure qui avait, parat- il, choisi l sa retraite, et que la tradition locale y fait prir, victime de son imprudence, sous un boulement.
Voici encore, pour ne rien oublier, une lourde table pareillement taille en pleine pierre et sur laquelle la mme tradition veut que Charles X ait pris une collation.
Des lgendes sur des cippes tmoignent qu' cette autre place sont runies les victimes du
combat au chteau des thuileries (sic) le 10 aoust 1792
puis ici, celles des
combats de la place de grve, de l'htel de ville, de l'htel de brienne et de la rue meslay, les 28 et 29 aoust 1788.
et l, celles du
combat la manufacture de rveillon, le 28 aoust 1789.
Cette autre inscription est plus saisissante encore dans sa concision lapidaire:
D.M.
ii et iii
Septmbr.
MDCCXCII
Une pierre tombale, la seule que nous trouvions ici recueillie parmi tant de milliers d'autres de plus gros intrt, se dresse encore pour nous apprendre en prose et en vers qu'elle couvrit le corps de Franoise Gellain, femme Legros, qui aida l'vasion de Latude.
Voici le sarcophage dit Tombeau de Gilbert, o Gilbert manque. Mais il ne saurait tre bien loin.
Et l'autel provisoire o au moins une fois l'an, je suppose, une messe rglementaire doit tre dite pour tant de trpasss, catholiques, huguenots, juifs ou mme mahomtans, en attendant toujours la chapelle spciale que ne cessait de rclamer le ci-devant pamphltaire Timon de Cormenin, jadis funeste aux lapins de l'ancienne liste civile.
Ici la voie est barre. Cet norme amas d'ossements, boulement dont le sommet perce la vote, provient du puits de la rue de la Tombe-Issoire (ou tout simplement Tombissoire?). Par ce puits sont au fur et mesure4 dchargs tous les dbris humains mis jour dans les cimetires supprims et les dblais pratiqus pour la cration des voies nouvelles, puisque la mort elle-mme ne peut nous garantir contre l'expropriation. Les hommes de l'ossuaire les entassent dans chacun de ces deux tombereaux qu'ils poussent une fois pleins devant eux vers les voussures vides encore qui attendent leur Ç bourrage È.
Ë ct du monceau, une petite bire toute frache neuve. Une carte rcemment cloue, suscrite la main, nous apprend que les restes qu'elle contient ont t dsigns et rservs pour tre ailleurs ensevelis. La dcomposition par le tombeau n'a pas laiss grand-chose garder, car c'est un vrai cercueil d'enfant.
Mais quoi! parmi tant d'tres, autrefois si chers, un seul voqu! Notre pit de la famille s'teint-elle donc, elle aussi? Et devant l'abandon conclusif et universel, n'y avait-il pas lieu pour les ordonnateurs de cette ncropole o tout vient s'vanouir jusqu'au souvenir des pres dans la mmoire des fils, de remplacer un des distiques de leurs Chnedolls d'lection par le cri dchirant qui s'chappe comme un sanglot de la poitrine du psalmiste:
Ç ï vous qui ftes mes amis, ayez piti de moi! È
Et encore des ossements et des inscriptions encore, toujours tries dans le rpertoire des minores et minimi acadmiques . . . N'en avez-vous pas assez, madame? Le pittoresque s'puise vite ici, les aspects ne sont pas varis, et nous tournerions toujours sur nous que nous n'en verrions pas davantage. Ce mot mystrieux -- catacombes -- excite par lui seul une curiosit qui, datant de loin, a bien pris son temps de couver. Tout le monde n'a pas le loisir, l'occasion ou la pense de descendre ici -- et c'taient l raisons suffisantes pour y venir. Mais vous avez dj trouv comme moi que quelques pas dans ces souterrains et la curiosit est tt satisfaite. C'est un de ces lieux o tout le monde veut tre all et o personne ne retournera.
Grimpons donc cet escalier qui semble notre impatience plus interminable encore qu' la descente Ð et voici l'air suave du dehors, voici la lumire, le soleil, la vie, qui chassent derrire nous comme un rve pnible, pis encore, ennuyeux, le souvenir de cette excursion funbre.
Nous, maintenant, redescendons pour travailler.
Nous allons demander notre objectif de se passer de la lumire diurne pour nous Ç rendre È ce qu'avec nous Ç il voit È: nous allons tenter le premier essai souterrain de la photographie aux lumires artificielles qui nous ont dj si bien suppl la lumire solaire dans notre atelier de portraits.
Mais, cette place, ceci demande quelque explication.
La plupart de ces oprations que nous excutons aujourd'hui couramment, en toute aisance, semblrent, avant le premier essai, des impossibilits, parfois des dfis au bon sens.
Comme dans ma tentative de photographie arostatique, alors si vivement combattue et dnie par les plus comptents, je rencontrai plus d'un contradicteur lorsque je m'occupai de suppler la lumire diurne par les clairages artificiels tout indiqus pourtant dans la multitude de cas o la lumire solaire fait dfaut ou se trouve insuffisante. L'ide conue, je me mis aux prparatifs.
L'lectricit se prsentait d'abord pour les oprations suivies et le magnsium en certaines conditions. Mais cette poque (1858) l'lectricit tait encore bien loin des simplifications pratiques vers lesquelles elle allait tout l'heure marcher pas de gant. Nous n'avions pas les prcieux accumulateurs portatifs, ni les gnrateurs intermdiaires de Gaulard, ni toutes les autres facilits prsentes, et nous tions rduits toutes les encombrantes incommodits de la pile Bunsen. Pas de choix.
Je fis donc installer par un lectricien expriment, sur une partie pleine de ma terrasse du boulevard des Capucines, cinquante lments moyens que j'esprais et qui se trouvrent suffisants me fournir la lumire requise. Je passe sur les embarras et difficults de l'installation et des manipulations, tout vniels en comparaison des empchements que je devais rencontrer plus tard -- l'exportation.
Ma premire application appartenait de droit au portrait avant de me lancer dans les expditions l'extrieur projetes.
Je commenai naturellement l'exprience in anima vili, sur ma simple personne et sur mon personnel de laboratoire.
Si mdiocres et mme dtestables que fussent ces premiers clichs, le bruit de la tentative s'tait rpandu dans notre microcosme photographique o chacun tenait l'Ïil ouvert sur le voisin et j'tais aussitt invit donner une sance au Cercle et journal la Presse scientifique, alors installs rue Richelieu, ct de la fontaine de Pradier -- le sculpteur agrable mais inintgral dont Prault disait: Ç Il part tous les matins pour Athnes et il rentre tous les soirs place Brda. È
Immdiatement transport rue Richelieu tout mon encombrant matriel, j'obtins divers ngatifs Ð entre autres le groupe du Prsident et de ses deux assesseurs leur bureau --, clichs dont je tirai sance tenante les positifs avec mon foyer lectrique.
Ces premiers clichs ressortaient durs, avec des effets heurts, les noirs opaques, dcoups sans dtails dans chaque visage. Les prunelles ou teintes par excs de clart ou brutalement piques, comme deux clous.
Pour parfaire, il fallait un second foyer de lumire adoucie, fouillant les parties ombres. J'essayai les flambes de magnsium; mais nous n'avions pas encore les lampes si propices inventes depuis et l'usage du magnsium, sans parler de la fume, prsentait nombre d'inconvnients.
Je tentai de tamiser ma lumire en plaant une glace dpolie entre l'objectif et le modle, ce qui ne pouvait m'amener grand-chose; puis plus pratiquement je disposai des rflecteurs en coutil blanc, et enfin un double jeu de grands miroirs rpercutant par intermittences le foyer lumineux sur les parties ombres. J'arrivai ainsi ramener mon temps de pose la moyenne diurne et finalement je pus obtenir des clichs rapidit gale et de valeur tout fait quivalente celle des clichs excuts quotidiennement dans mon atelier.
Je ne m'arrterais pas sur ces essais et la gradation de ttonnements lmentairement indiqus par le moindre sens pratique si nous n'avions vu, il y a peu d'annes, deux photographes, dont l'un trs connu, s'entre-disputer outrance devant les tribunaux la priorit de procds appliqus et divulgus nombre d'annes avant leur prise d'armes.
La permanence, chaque tombe du jour, de cette lumire alors peu usite arrtait la foule sur le boulevard et, attirs comme phalnes la lueur, nombre de curieux, amis ou indiffrents, ne pouvaient rsister monter l'escalier pour connatre de ce qui se passait l.
Ces visiteurs de toutes classes, dont quelquesuns connus ou mme clbres, taient au mieux accueillis, nous fournissant gratuitement un stock de modles tout disposs la nouvelle exprience.
C'est ainsi que je photographiai entre autres par ces soires Niepce de Saint-Victor, G. de La Landelle, Gustave Dor, Albric Second, Henri Delaage, Branicki, les financiers . Pereire, Mirs, Halphen, etc., et enfin mon voisin d'en face et ami, le professeur Trousseau.
La possibilit de la photographie aux lumires artificielles se trouvait donc dsormais acquise; il ne s'agissait plus que de passer l'application rve.
Le monde souterrain ouvrait un champ infini d'oprations non moins intressant que la surface tellurique. Nous allions pntrer, rvler les arcanes des cavernes les plus profondes, les plus secrtes.
Mais sans aller d'abord si loin et pour commencer par le commencement, une besogne premire se prsentait sous nos pieds mmes: les catacombes de Paris, sans avoir dans leurs souvenirs la solennit d'enseignements des catacombes romaines, ont leurs confidences nous faire, et, surtout, nous avions reconnatre l'admirable travail humain accompli dans le rseau de nos gouts parisiens.
Nous avons pass par les catacombes, n'indiquant jusqu'ici que tout sommairement notre procdure oprative dont les vraies difficults vont surtout apparatre dans l'monctoire mtropolitain.
Pour bon ordre, poussons d'abord une reconnaissance dans la place et essayons de relever l'tat des lieux.
Ë la lueur des lanternes et, de temps autre, au jour vague qui tombe par les Ç regards È dmasqus au-dehors tout exprs pour les visites des excursionnistes, nous distinguons une galerie sans fin, ciment et rouge meulire. On dirait que l'humidit rouille la pierre.
Un trottoir troit borde de gauche et de droite une canalisation plus profonde que large: cette cluse d'un liquide impur, piderme pais, est ourle de chaque ct d'une marge de rails sur lesquels circulent les petits wagons voyageurs destins au service et aux visiteurs. Sous la direction de l'employ charg de faire les honneurs du lieu, quatre convoyeurs chausss des hautes bottes rglementaires, deux de ci deux de l, vont faire pour nous office de locomotive, la main dj tendue sur les barres d'appui du wagonnet.
Ë remarquer l'irrprochable politesse de ces ouvriers rsigns sous nous aux plus humbles travaux et dont la convenance en remontrerait parfois utilement messieurs les commis, petits ou gros, de nos administrations publiques.
Ë peine avons-nous pris place sur le wagonnet qu'un long coup de trompe rsonne sous les votes en signal de marche, pour tre rpt de loin en loin devant nous, mesure que nous avanons, par d'autres sonneurs leurs postes. Nos quatre coureurs nous ont dj pousss en avant Ð et nous voil partis sur nos rails de toute la vitesse de ces huit jambes, avec un roulement de tonnerre qui ne nous empche pourtant d'entendre ni le grondement sourd des voitures qui circulent au-dessus de nos ttes, ni le fracas des plaques qui retombent derrire nous l'une aprs l'autre sur les Ç regards È peine dpasss. Par toute la ligne que nous avons parcourir, dessus comme dessous, sur nous la consigne veille.
Il n'est que temps de nous apercevoir qu'il fut sage de nous prcautionner d'un vtement supplmentaire. L'atmosphre moite que nous traversons toute lance s'est bientt faite glaciale: elle pourrait devenir meurtrire.
Si vite roulons-nous qu' peine avons-nous le temps de distinguer aux critures mailles du municipe, lettres blanches sur fond bleu, les noms rpts des voies publiques sous lesquelles nous glissons.
Un norme tuyau de fonte d'un mtre de diamtre, soutenu par de substantielles potences et encore agraf par des crampons solidement scells, nous tient compagnie suivie tout le long du mur. C'est la conduite principale des eaux de la Ville. Une simple fissure, heureusement impossible, cette conduite et par le dchirement subit sous la pression, nous serions sans rmission engloutis.
De temps autre une cascade immonde tombe notre gauche ou notre droite par un chenal mnag: un groupe d'goutiers au labeur se range contre la muraille notre approche, et, muet, nous regarde passer. De droite et de gauche nous laissons derrire nous nombre de galeries transversales, artres et artrioles de cette vaste circulation dont tous les vaisseaux runis ne mesurent pas moins de soixante lieues.
Ici nous traversons une bue paisse par laquelle s'obscurcissent la lampe rflecteur place l'avant de notre wagon et la lanterne que porte notre premier quipier: cela signifie qu'audessus de nos ttes un tablissement de lavoir liquide ses oprations de la matine. Plus loin une odeur nous envahit, qui pourrait tre agrable si elle n'tait autant violente: nous passons sous le laboratoire d'un parfumeur. Cette odeur, un souvenir de jasmin gt par du patchouli (l'un des pseudonymes de l'horrible musc artificiel dont l'Allemand tire de la houille les puanteurs), sera la seule qu'il nous aura t donn de constater dans tout notre trajet par cet exutoire des infinies putridits d'une grande capitale, grce la ventilation parfaite et au systme de vannes mobiles, wagons ou bateaux, qui entretiennent dans ces cloaques une volution permanente: le Ç circulus È de la boue. Pourtant il ne faudrait pas trop s'y fier; le poison, pour tre latent, n'en demeure pas moins le poison. Le microbe ici tient ses tats, rgne et gouverne.
Mais loin, bien loin devant nous, un point lumineux apparat, qui s'avance avec un fracas de typhon: de l le signal des trompes retentit. C'est un autre convoi qui vient sur nous et la voie n'est pas double. Par la collision, un draillement dans ces ignominies serait horrible! Heureusement, notre contre-appel, l'ennemi ralentit sa marche. Nous nous trouvons justement, par les dispositions prises, arrivs sur un angle de drive: notre wagon oblique droite par une plaque tournante, et nous reprenons toute vitesse notre itinraire.
Pas un rat; je veux seulement dire que nous n'en apermes point. Je veux croire que la sollicitude administrative les invite se remiser lors de ces visites publiques pour mnager la susceptibilit des personnes nerveuses.
Ë quelques carrefours notre voie s'largit inopinment en vastes coupoles. Comme ces amphithtres, un peu dmesurs, ne me paraissent pas prcisment destins des confrences ou concerts, il ne parat pas tmraire d'admettre ici l'hypothse de certaines prvisions stratgiques. Assurment chacun de ces Colises clandestins offrirait des points fort utilisables pour des concentrations de forces en quelques ventualits, de mme que l'infini du rseau souterrain ouvre une mine toute prte en ses mille galeries sous tous les points de la capitale . . .
Cette conception de l'Empire, le coup de foudre qui anantit l'Empire ne lui laissa pas le temps de la raliser; on s'explique moins que les chefs de la Commune aux abois, rduits, dtermins tout, n'aient pas utilis ce formidable moyen de destruction au fur et mesure de l'entre des troupes, comme plusieurs s'y attendaient, convaincus.5 Mais toutes nos destines ne sont pas accomplies . . .
Cependant, nous roulons toujours et la vote, dont la sueur glace tombe gouttes gouttes plus frquentes, s'crase sur nous de plus en plus et les parois serres se resserrent encore. Par instants, nous devons -- aviss par le cri de nos conducteurs -- courber nos ttes, surtout sous les gros tanons transversaux dont le fer visqueux et mang pleure des larmes de rouille. Les hautes bottes de nos coureurs clapotent dans le liquide affreux, sur les trottoirs submergs. Le chemin descend, descend encore: l'inondation monte; et ils enfoncent au-dessus des genoux, jusqu' la ceinture tout l'heure, courant toujours, et tout autour de nous ruisselle, flaque, dcoule, dgoutte, suinte. Le lieu est devenu tout fait sinistre: par les miasmes pais qui flottent, nos lampes plissantes semblent dfaillir, prtes s'teindre. Au malaise succde le frisson, au frisson tout l'heure l'angoisse: nous sommes une des croix les plus lugubres de l'hypoge, dans les vieux gouts, l o nul improfessionnel, il y a soixante ans peine, n'et os pntrer. Ce n'est autour de nous qu'vents, goulottes, pilotis, siphons, gargouilles, un enchevtrement difforme de sentines et boyaux dfier l'imagination de Piranse:
C'est le noir rendez-vous de l'immense nant . . .
Il y a des niveaux diffrents, tages dans la fange fluide. Le clapier a sa superbe et ses prsances. Ce qui reste d'espace trangl entre pierre et eau s'obstrue encore de choses innommes, inquitantes, et dispute la place la bruine. Des chanes normes, toutes ronges, tirent sur une partie plus leve du cintre, semblant se faire plus lourdes pour hter l'croulement; ces poulies soudes par l'oxydation ne furent-elles pas disposes par un tortionnaire mystrieux pour quelque question terrible? Entre les piliers cagneux, le mur infiltr, lpreux, et ces ferrailles monstrueuses, notre wagon malfici ne saurait plus avancer d'une ligne: reculer, le pourra-t-il? . . . C'est le Barathrum. Et toujours, dessous, dessus, devant, derrire, partout, l'eau, cette eau sanieuse, infme, avec toutes ses voix -- mugissements, hoquets, claboussements, crachements, borborygmes . . .
Nous reculons enfin; l'horreur a fui, et, dgags de ces pouvantes, nous roulons par une srie nouvelle de voies tantt droites, tantt courbes. Au tournant d'une tangente, on nous arrte.
Nous sommes descendus de notre chariot et, en quelques pas, nous nous trouvons sous l'arc d'une vote majeure, au bord d'une large canalisation. C'est le fleuve final qui rallie tous ces affluents, la suprme synthse de toute notre vie parisienne -- le Grand Collecteur.
Un bachot massif, carr de forme, nous reoit, et un dernier relais de coureurs -- ceux-l ne pourront plus que marcher, vu la pesanteur de leur convoi -- nous hale lourdement sur le flux sordide. Nous traons dans ces paisseurs un large sillon en mme temps que, par notre pousse, l'action de notre van mobile chasse l'avant de notre bac les bourbes du fond vers la Seine empestifre.
Dans l'histoire des gouts, crite avec la plume gniale du pote et du philosophe, aprs cette description qu'il a su rendre plus mouvante qu'un drame, Hugo raconte qu'en Chine il n'est pas un paysan revenant de vendre ses lgumes la ville qui n'en rapporte la lourde charge d'un double seau rempli de ces prcieux ferments. Le livre si intressant et document de M. Simon, qui habita la Chine pendant de longues annes, nonce ce fait coutumier que l'auteur me confirma lui-mme.
Nous, nous envoyons au Prou des navires pour nous rapporter grands frais ce que nous jetons ddaigneusement ici, tout en hte de nous en dbarrasser, tandis que Barral, dans sa Trilogie agricole, value quarante millions d'hectolitres de bl ce que notre agriculture perd annuellement d'engrais naturels. Tous nos conomistes agraires, tous les hommes spciaux, les Boussingault, les Liebig, les Grandeau, ne cessent de protester chaque jour contre une aussi incomprhensible dmence. Mais de les couter on n'a garde, de les entendre encore moins et notre insondable btise humaine s'obstine perdre, dans Paris seul, des centaines de millions chaque anne pour empoisonner nos poissons . . .
Il est dit et redit qu'en tous ordres de choses nous persisterons marcher sur la tte, ce qui n'est pas le bon moyen pour tre notre aise.
Mais revenons, pour en finir, notre action sous le sol engage.
D'aprs les ttonnements de nos premiers essais en l'atelier, un praticien aura d'abord pressenti les difficults qui nous attendaient par des localits nullement disposes pour nous recevoir.
Le premier de nos impedimenta tait l'encombrant bagage de nos piles successivement distribues sur un ou deux chariots. Toutes les combinaisons essayes, puises, arrivrent finalement chouer devant l'troitesse de quelquesunes de ces voies souterraines, trangles certaines places comme des taupinires . . .
Il fallut se rsoudre laisser cette partie de notre matriel au-dehors, sur la voie publique, d'o il communiquerait avec nous par quelqu'un des petits cratres municipaux, puits de catacombes ou regards d'gouts. On le roulerait d'un de ces orifices l'autre au fur et mesure de nos oprations souterraines.
La surveillance d'un personnel attentif n'arrivait pas toujours prserver suffisamment l'attirail contre la curiosit, l'indiscrtion des passants agglomrs. La foule est partout incommode, importune, et si la badauderie parisienne n'a pas vol sa rputation, ce n'est pourtant pas qu'elle soit l plus purile que partout ailleurs (nous l'avons retrouve d'une nigauderie au moins gale en toutes villes et bourgades de tous les pays sans exception), c'est parce que Paris lui fournit un public plus touffu.
L'loignement du foyer gnrateur ne facilitait pas notre opration. Ë chaque instant on achoppait aux lenteurs des arrangements ou modifications, aux entre-temps forcs de la manipulation ou quelque fortuit imprvisible. Nombre de fois, de nos terriers o le temps tait dj bien long -- Ç on se fait vieux ici! È disait un aide --, il nous fallut dpcher un messager par des chemins peu sommaires pour nous renseigner sur quelque arrt subit qui nous forait recommencer pniblement une opration dj mal commode, juste au moment o elle touchait sa fin.
Ë certains points, l'espacement des bouches de communication nous imposait un dveloppement exagr des fils conducteurs, et, sans parler de tous autres inconvnients ou difficults, il nous fallait chaque dplacement tter empiriquement nos temps de pose; or, il est tel de ces clichs qui se trouva exiger jusqu' dix-huit minutes. Se rappeler que nous en tions encore au collodion, moins press que les plaques Lumire.
J'avais jug bon d'animer d'un personnage quelques-uns de ces aspects, moins au point de vue pittoresque que pour indiquer l'chelle de proportions, prcaution trop souvent nglige par les explorateurs et dont l'oubli parfois nous dconcerte. Pour des dix-huit minutes de pose, il m'et t difficile d'obtenir d'un tre humain l'immobilit absolue, inorganique. Je tchai de tourner la difficult avec des mannequins que j'habillai en manÏuvres et disposai au moins mal dans la mise en scne; ce dtail ne compliqua pas nos besognes.
Mais je ne saurais dire combien de fois notre travail se trouva interrompu, arrt, par une cause ou par une autre. Tantt les acides affaiblis n'taient pas suffisamment renouvels et nous devions rester l'arme au pied dans ces sjours peu agrables, suspendant toute opration. Par deux fois, je dus changer le manipulateur qui avait afferm la fourniture de notre lumire. Faut-il raconter encore notre dception, notre colre, lorsque aprs plusieurs tentatives sur un point difficile, au moment o toutes prcautions prises, tous obstacles supprims ou tourns, notre opration dcisive touchant sa fin -- tout coup, nos dernires secondes de pose, un nuage s'levant de la canalisation venait voiler notre clich -- et quelles imprcations alors contre la belle dame ou le bon monsieur au- dessus de nous qui, sans nous souponner, choisissait juste ce moment-l pour renouveler l'eau de sa baignoire!
Il faut compter que ce mchant mtier, par gouts ou catacombes, n'avait pas dur pour nous moins de quelque trois mois conscutifs. Ë mon plus ferme ennemi, si j'en ai un, je ne souhaiterais pas ce trimestre d'une telle villgiature. J'avais donn l au-del de ma rsignation et j'tais arriv au fond de sac de ma patience. Je m'arrtai -- avec un regret pourtant, car l'Ïuvre n'tait pas encore tout fait complte comme je l'aurais rv. Mais nervement part, j'tais rappel l'atelier de par d'autres ncessits d'autant plus urgentes aprs absence aussi longue.
En somme, je rapportais cent clichs, bons en majeure partie, quelques-uns aussi parfaits rellement que s'ils eussent t accomplis sub Jove, sub sole.6 Ils me cotaient cher, de toute faon, mais je ne regrettais rien.
Je me htai d'offrir les cent premires preuves aux collections de la Ville de Paris par les mains de l'minent ingnieur de nos constructions souterraines, M. Belgrand: notre travail attestait sa gloire. Quelques mois plus tard, il me fit l'honneur de me demander une seconde collection dont j'eus de nouveau le plaisir de lui faire hommage.
1 Ë la mmoire des anctres.ÑAu-del de ces bornes, ils reposent dans l'attente du bonheur espr.
2 Il a renvers les grands de leurs trnes, et il a lev les petits (Luc, I, 52).
3 Nos jours fuyaient comme l'eau.
4 1867.
5 Lettre de N . . . (Paris), Louis Blanc (Versailles), . . . mai 1871.
6 Sous Jupiter, sous le soleil, i.e.: en plein air, sous le soleil.
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