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Quand j'Žtais photographe (When I Was a Photographer) (1900)

by Nadar (Gaspard Felix Tournachon)

Selection 3: PARIS SOUTERRAIN -- AUX CATACOMBES ET ƒGOUTS


Selection 3: PARIS SOUTERRAIN -- AUX CATACOMBES ET ƒGOUTS

Premiers essais de photographie aux lumires artificielles

Quatre fois l'an, madame, sur le coup de midi, il peut vous arriver d'assister ˆ un rendez-vous assez Žtrange, pris souvent plusieurs mois ˆ l'avance, entre quatre ˆ cinq cents personnes qui ne se connaissent pas.

Vous les voyez une ˆ une ou par deux, trois et quatre, converger ˆ l'heure dite par les boulevards anciennement extŽrieurs et la rue d'Enfer -- aujourd'hui Denfert-Rochereau -- vers une faon de petit temple ˆ colonnes doriques, o veillait l'octroi de l'antique barrire. Ces gens, d'un sexe et de l'autre, portent tous ˆ la main un petit paquet comme en signe de ralliement. Plusieurs brandissent, non sans quelque fiertŽ contenue, une lanterne qu'un ou deux ont mme arborŽe ˆ la boutonnire, en manire d'insigne dŽcoratif.

Les uns affectent l'allure grave et mme recueillie; les autres rayonnent d'une gaietŽ un peu trop en dehors pour ne pas sembler voulue. Tous ont la physionomie spŽciale, mystŽrieuse et lŽgrement suffisante, de personnages auxquels quelque mission secrte et non sans importance aurait ŽtŽ confiŽe. Au surplus il ne nous tombe pas tous les matins une occasion d'tre solennel.

Par la porte du petit temple, ils disparaissent les uns aprs les autres, sous terre.

Ces Žlus vont visiter les catacombes. Les diverses administrations publiques auprs desquelles ils ont sollicitŽ, dans les termes du vocabulaire trs respectueux, cette Ç faveur È qui appartient de droit ˆ tout le monde et ne se refuse ˆ personne, profitent de l'occasion des quatre visites rŽglementaires annuelles pour se dŽbarrasser par fournŽes de ces solliciteurs sans ambition.

Vous ne connaissez pas les catacombes, madame; permettez-moi de vous y conduire. Veuillez prendre mon bras et -- suivons le monde!

*

Dans la cour d'aspect un peu nŽgligŽ o nous voici, la compagnie dŽjˆ nombreuse entoure le puits et surtout l'espce de petite poterne en pierre par laquelle nous descendrons tout ˆ l'heure. Nous avons autour de nous les divers spŽcimens du genre curieux -- le curieux insatiable et le curieux indiffŽrent, voire dŽdaigneux, le sŽrieux, le goguenard, l'Žloquent et le taciturne. Voici, espce rare, le Parisien familier avec Paris, qui conna”t sur le bout du doigt son musŽe d'artillerie et pour qui la manufacture des Gobelins n'a pas de secrets, ˆ c™tŽ du vrai Parisien autochtone qui ne donne un coup d'Ïil ˆ son Paris que lorsqu'il lui Žchoit un visiteur dŽpartemental. Voici encore en appoint le public spŽcial qui s'abonne au Pre La Chaize illustrŽ, le mme qui achetait jadis les Ruines de Volney et les Nuits de Young aux temps hŽro•ques o nous lisions tout, mme Young et Volney. Voici enfin l'inŽvitable ban d'Anglais excursionnistes.

Ce monde est nŽcessairement un peu mlŽ et on s'y familiarise vite avec son voisin; il n'est tel que l'approche du danger pour rapprocher les distances et pousser ˆ la fraternitŽ. Chacun se dispose, allumant sa lanterne. Les rires qui Žclatent ˆ et lˆ, assez forcŽs, et quelques mines effarŽes tŽmoignent, ˆ la gloire du cours de littŽrature de No‘l et Chapsal, que tout le monde n'a pas encore oubliŽ l'infortunŽ mortel ŽgarŽ dans les catacombes et par aggravation de peine mis en vers par l'abbŽ Delille. Cet autre brave qu'on entoure a prudemment emportŽ, comme en-cas pour un hivernage, deux livres de bougies, un pain de quatre livres et une provision de chocolat; pour un rien, en rŽflŽchissant, si seulement il croyait encore avoir le temps, il courrait doubler ses munitions. Mais je ne jurerais pas que le farceur qui se moque plus haut que les autres de notre plerin prŽcautionnŽ ne recle, si on le fouillait bien au fond de ses poches, quelques pelotes de ficelle en souvenir de ThŽsŽe, l'homme au Labyrinthe. Le classique est Žternel.

Vous ne doutez pourtant pas, madame, vous qui tes brave comme un homme -- brave --, que dans ces visites rŽglementaires il ne saurait y avoir l'ombre d'un danger. Ë la queue leu leu, nos excursionnistes, comptŽs ˆ l'entrŽe pour tre recomptŽs ˆ la sortie, n'ont qu'ˆ dŽfiler en sŽcuritŽ parfaite par l'itinŽraire restreint qui leur est confŽrŽ dans l'ossuaire, sous la surveillance des hommes de garde en sentinelle ˆ chaque fausse issue. Tout autre assurŽment pourrait tre sans ces prŽcautions l'issue de l'entreprise par cet immense enchevtrement de carrires romaines d'o notre Lutce est sortie du troisime au huitime sicle et qui se replient en milliers de mŽandres des deux c™tŽs de la Seine, de Vaugirard ˆ Charenton, de Passy ˆ MŽnilmontant.

*

Mais la poterne s'est ouverte. Chacun s'engouffre peu ˆ peu par l'Žtroit escalier au tournant rapide. Vous pla”t-il d'apprendre que cette entrŽe, la plus pratiquŽe, est l'une des soixante que comptent dans Paris les catacombes et aussi que son escalier a quatre-vingt-dix marches? Je veux croire que ces statistiques ne vous intŽressent gure plus que moi.

Je ne sais, d'ailleurs, pour commencer, qui pourrait se charger d'ŽnumŽrer au juste les six ˆ sept millions de squelettes que plus de dix sicles nous ont ici lŽguŽs, mine inexploitŽe de phosphate de chaux et de nitrate de potasse.

Enfin nous voici en bas de l'interminable et glissant escalier. Suivant les premiers de notre mon™me, suivis des autres, nous cheminons par une Žtroite galerie aux parois suintantes et dont la vožte ŽcrasŽe fait courber les plus hauts. La monotone procession se prolonge et, pour la rendre plus dŽsagrŽable par ces viscositŽs, l'odeur fumeuse de cette thŽorie de bougies -- encore n'y a-t-il pas quelque chandelle arriŽrŽe? -- se condense et fige dans ce long corridor sans air.

Mais l'espace se fait plus large autour de nous. Une porte nous appara”t: au-dessus l'inscription:

memori¾ majorum

et des deux c™tŽs:

has ultra metas requiescunt, beatam spem expectantes.1

C'est ici. Nous pŽnŽtrons dans l'ossuaire.

Entre les piliers de pierre de taille sommairement Žquarris, arrivŽs ˆ propos pour prŽserver cette partie mŽridionale de Paris des Žboulements qui s'y produisaient trop souvent, sont rangŽs dans un ordre parfait (on dirait l'immense chantier d'un marchand de bois mŽticuleux) tous les ossements recueillis, depuis 1785 surtout, dans les cimetires supprimŽs, les anciennes Žglises et les fouilles qui ont sous le second Empire retournŽ de fond en comble grande partie du sol parisien. Depuis les CŽsars et les invasions des Normands jusqu'aux derniers bourgeois et manants extraits en 1861 du cimetire de Vaugirard, tout ce qui a vŽcu et s'est Žteint dans Paris dort ici, viles multitudes et grands hommes acclamŽs, saints canonisŽs et criminels suppliciŽs en place de Grve. Dans l'Žgalitaire confusion de la mort, tel roi mŽrovingien garde l'Žternel silence ˆ c™tŽ des massacrŽs de septembre 92. Valois, Bourbons, OrlŽans, Stuarts, achvent de pourrir au hasard, perdus entre les malingreux de la cour des Miracles et les deux mille Ç de la religion È que mit ˆ mort la Saint-BarthŽlemy.

Mais le nŽant de la chose humaine ne serait pas complet et le niveau de l'ŽternitŽ veut plus encore: ces squelettes ple- mlŽs sont eux-mmes dŽsagrŽgŽs, dispersŽs ˆ ne jamais plus se retrouver pour se rŽunir au Jugement du jour dernier. Par la main des manÏuvres spŽciaux attachŽs ˆ l'annŽe ˆ ce service, les c™tes, vertbres, sternums, carpes, tarses, mŽtacarpes et mŽtatarses, phalanges, etc., tout le menu des os, sont refoulŽs, tassŽs en masses plus ou moins cubiques sous les cryptes -- en bourrages, comme on dit ici --, et maintenus ˆ l'avant par des ttes choisies dans les mieux conservŽes: ce que nous appelons les faades. L'art des terrassiers combine ces chapelets de cr‰nes avec des fŽmurs disposŽs en croix dans certaines dispositions symŽtriques et variŽes, et nos dŽcorateurs funŽraires s'y appliquent -- Ç de faon ˆ rendre l'aspect intŽressant, presque agrŽable È, dit ce bon Dulaure, Žvidemment sŽduit, et que M. Paul Fassy, dans son trs intŽressant travail sur les catacombes, a quelque raison de traiter de Ç partial È.

Ainsi, les cr‰nes qui composent cette Ç faade È devant laquelle nous passons proviennent de la rue de la Ville-Levesque o furent jetŽs en commun une partie des exŽcutŽs de 1793. Parmi eux, incontestablement, se trouve Philippe ƒgalitŽ, duc d'OrlŽans. Lequel? . . .

Et ce verset du premier livre de saint Luc, fatal comme une sentence, est-ce le seul hasard qui le choisit pour tre ici gravŽ:

deposuit potentes de sede et exaltavit humiles.2

Il est Žtabli que tous sont lˆ en leurs fragments mlŽs: sainte Genevive et Mirabeau, Marat avec Nicolas Flamel Ç et son Žpouse È, saint Vincent de Paul et le cardinal Dubois, Marguerite de Bourgogne avec le prŽv™t Marcel, Perrault, l'architecte conteur, le marŽchal d'Ancre, Voiture, Cassini, Benserade, saint MŽdŽric, Gaultier-Garguille, Malherbe, Gassendi, Philippe de Champaigne, Lulli, Rabelais, Commines, etc. FrŽdŽgonde repose peut-tre entremlŽe avec Mlle de La Vallire et Mlle de ScudŽry par le fouillis de Turlupin entre Pichegru et l'abbŽ Santeuil.

C'est le dŽfilŽ des grands noms de France comme celui des petits. Pas une de nos vieilles familles qui n'ait ˆ rŽclamer lˆ quelqu'un des siens, CondŽs et Contis, Soyecourt et Vend™me, La Rochefoucauld, CrŽqui, Rohan, Montmorency, Villars, Blacas, Brancas, Noailles, Du Lau, La TrŽmoille, Nicolai, Luxembourg, MolŽ, etc., gisant de ˆ et de lˆ ˆ trace implacablement perdue par l'innombrable encombrement des plus humbles, des anonymes, les Durand, Legrand, Petit, Lema”tre, Berger, Lenoir ou Leblanc.

Ce fragment que votre pied vient de heurter, ce dŽbris sans nom, un de vos grands-pres, une grand-mre peut-tre, madame. Et cela a aimŽ, cela a ŽtŽ aimŽ . . .

Quelle vanitŽ humaine, quel orgueil pourrait tenir devant cette inŽluctable promiscuitŽ finale de nos poussires, lorsque, hier, la m‰choire d'un cardinal Richelieu courait les marchands de bric-ˆ-brac suivie ˆ la piste par les reporters -- quand, pices en main, m'affirmait un Žrudit des plus sŽrieux, la Chapelle expiatoire, ce plerinage vŽnŽrŽ des derniers fidles, ne contiendrait pas vestige des reliques de Louis XVI, mais prŽcisŽment les os dŽtestŽs d'un Robespierre? Quel nobiliaire, quels titres, quels cartulaires, quels scellements? Cherche-le, ton glorieux matricule, par ces tas de tas sans fin, pauvre insensŽ!

On a dŽcidŽ, depuis quelques annŽes surtout, de distinguer les ossements des provenances diverses. Des inscriptions lapidaires indiquent que tel amas provient de Picpus, tel autre du couvent des Cordeliers ou du marchŽ des Innocents. Ces inscriptions alternent avec des versets latins de la Bible et des morceaux franais, assez f‰cheusement dŽpistŽs pour la plupart par une sŽlection tenace dans nos potes minores, Lemierre, Ducis, Delille dŽjˆ nommŽ et autres Campistron.

Une petite source d'eau limpide et toujours de niveau dans sa cuve de pierre sert d'asile ˆ cinq ou six petits poissons importŽs par la fantaisie d'un travailleur de l'endroit, qui vous les prŽsente avec quelque orgueil. J'imagine que par les tŽnbres quasi perpŽtuelles, ces poissons sont en train de devenir aveugles, comme les espces ˆ vision atrophiŽe que l'on trouve aux lacs souterrains et les insectes cavernicoles. Au-dessus de la source:

sicut unda dies nostri fluxerunt.3

C'est assurŽment lˆ l'une de ces pensŽes profondes auxquelles Bourdaloue ni mme M. Prudhomme ne trouveraient moyen de dire non.

Plus loin, mais hors de l'ossuaire, est un puits trs large et profond, dans lequel on est irrŽsistiblement tentŽ de descendre par les larges marches. Seulement, se dŽfier: cette eau est d'une limpiditŽ telle qu'on ne saurait la percevoir qu'au toucher et j'avertis que le bain de pieds est ˆ la glace: j'y fus pris.

Ë c™tŽ, deux essais de sculpture architecturale, taillŽe dans le tuf:

quartier de cazerne (sic) port saint- philippe 1777,

disent les inscriptions de l'artiste. Ces travaux de patience qui ne porteront nul prŽjudice ˆ la colonnade du Louvre, sont dus aux loisirs d'un ancien soldat nommŽ DŽcure qui avait, para”t- il, choisi lˆ sa retraite, et que la tradition locale y fait pŽrir, victime de son imprudence, sous un Žboulement.

Voici encore, pour ne rien oublier, une lourde table pareillement taillŽe en pleine pierre et sur laquelle la mme tradition veut que Charles X ait pris une collation.

Des lŽgendes sur des cippes tŽmoignent qu'ˆ cette autre place sont rŽunies les victimes du
combat au ch‰teau des thuileries (sic) le 10 aoust 1792

puis ici, celles des

combats de la place de grve, de l'h™tel de ville, de l'h™tel de brienne et de la rue meslay, les 28 et 29 aoust 1788.

et lˆ, celles du

combat ˆ la manufacture de rŽveillon, le 28 aoust 1789.

Cette autre inscription est plus saisissante encore dans sa concision lapidaire:

D.M.

ii et iii

Septmbr.

MDCCXCII

Une pierre tombale, la seule que nous trouvions ici recueillie parmi tant de milliers d'autres de plus gros intŽrt, se dresse encore pour nous apprendre en prose et en vers qu'elle couvrit le corps de Franoise Gellain, femme Legros, qui aida l'Žvasion de Latude.

Voici le sarcophage dit Tombeau de Gilbert, o Gilbert manque. Mais il ne saurait tre bien loin.

Et l'autel provisoire o au moins une fois l'an, je suppose, une messe rŽglementaire doit tre dite pour tant de trŽpassŽs, catholiques, huguenots, juifs ou mme mahomŽtans, en attendant toujours la chapelle spŽciale que ne cessait de rŽclamer le ci-devant pamphlŽtaire Timon de Cormenin, jadis funeste aux lapins de l'ancienne liste civile.

Ici la voie est barrŽe. Cet Žnorme amas d'ossements, Žboulement dont le sommet perce la vožte, provient du puits de la rue de la Tombe-Issoire (ou tout simplement Tombissoire?). Par ce puits sont au fur et ˆ mesure4 dŽchargŽs tous les dŽbris humains mis ˆ jour dans les cimetires supprimŽs et les dŽblais pratiquŽs pour la crŽation des voies nouvelles, puisque la mort elle-mme ne peut nous garantir contre l'expropriation. Les hommes de l'ossuaire les entassent dans chacun de ces deux tombereaux qu'ils poussent une fois pleins devant eux vers les voussures vides encore qui attendent leur Ç bourrage È.

Ë c™tŽ du monceau, une petite bire toute fra”che neuve. Une carte rŽcemment clouŽe, suscrite ˆ la main, nous apprend que les restes qu'elle contient ont ŽtŽ dŽsignŽs et rŽservŽs pour tre ailleurs ensevelis. La dŽcomposition par le tombeau n'a pas laissŽ grand-chose ˆ garder, car c'est un vrai cercueil d'enfant.

Mais quoi! parmi tant d'tres, autrefois si chers, un seul ŽvoquŽ! Notre piŽtŽ de la famille s'Žteint-elle donc, elle aussi? Et devant l'abandon conclusif et universel, n'y avait-il pas lieu pour les ordonnateurs de cette nŽcropole o tout vient s'Žvanouir jusqu'au souvenir des pres dans la mŽmoire des fils, de remplacer un des distiques de leurs ChnedollŽs d'Žlection par le cri dŽchirant qui s'Žchappe comme un sanglot de la poitrine du psalmiste:

Ç ï vous qui fžtes mes amis, ayez pitiŽ de moi! È

*

Et encore des ossements et des inscriptions encore, toujours triŽes dans le rŽpertoire des minores et minimi acadŽmiques . . . N'en avez-vous pas assez, madame? Le pittoresque s'Žpuise vite ici, les aspects ne sont pas variŽs, et nous tournerions toujours sur nous que nous n'en verrions pas davantage. Ce mot mystŽrieux -- catacombes -- excite par lui seul une curiositŽ qui, datant de loin, a bien pris son temps de couver. Tout le monde n'a pas le loisir, l'occasion ou la pensŽe de descendre ici -- et c'Žtaient lˆ raisons suffisantes pour y venir. Mais vous avez dŽjˆ trouvŽ comme moi que quelques pas dans ces souterrains et la curiositŽ est t™t satisfaite. C'est un de ces lieux o tout le monde veut tre allŽ et o personne ne retournera.

Grimpons donc cet escalier qui semble ˆ notre impatience plus interminable encore qu'ˆ la descente Ð et voici l'air suave du dehors, voici la lumire, le soleil, la vie, qui chassent derrire nous comme un rve pŽnible, pis encore, ennuyeux, le souvenir de cette excursion funbre.

*

Nous, maintenant, redescendons pour travailler.

Nous allons demander ˆ notre objectif de se passer de la lumire diurne pour nous Ç rendre È ce qu'avec nous Ç il voit È: nous allons tenter le premier essai souterrain de la photographie aux lumires artificielles qui nous ont dŽjˆ si bien supplŽŽ la lumire solaire dans notre atelier de portraits.

Mais, ˆ cette place, ceci demande quelque explication.

*

La plupart de ces opŽrations que nous exŽcutons aujourd'hui couramment, en toute aisance, semblrent, avant le premier essai, des impossibilitŽs, parfois des dŽfis au bon sens.

Comme dans ma tentative de photographie aŽrostatique, alors si vivement combattue et dŽniŽe par les plus compŽtents, je rencontrai plus d'un contradicteur lorsque je m'occupai de supplŽer la lumire diurne par les Žclairages artificiels tout indiquŽs pourtant dans la multitude de cas o la lumire solaire fait dŽfaut ou se trouve insuffisante. L'idŽe conue, je me mis aux prŽparatifs.

L'ŽlectricitŽ se prŽsentait d'abord pour les opŽrations suivies et le magnŽsium en certaines conditions. Mais ˆ cette Žpoque (1858) l'ŽlectricitŽ Žtait encore bien loin des simplifications pratiques vers lesquelles elle allait tout ˆ l'heure marcher ˆ pas de gŽant. Nous n'avions pas les prŽcieux accumulateurs portatifs, ni les gŽnŽrateurs intermŽdiaires de Gaulard, ni toutes les autres facilitŽs prŽsentes, et nous Žtions rŽduits ˆ toutes les encombrantes incommoditŽs de la pile Bunsen. Pas de choix.

Je fis donc installer par un Žlectricien expŽrimentŽ, sur une partie pleine de ma terrasse du boulevard des Capucines, cinquante ŽlŽments moyens que j'espŽrais et qui se trouvrent suffisants ˆ me fournir la lumire requise. Je passe sur les embarras et difficultŽs de l'installation et des manipulations, tout vŽniels en comparaison des empchements que je devais rencontrer plus tard -- ˆ l'exportation.

Ma premire application appartenait de droit au portrait avant de me lancer dans les expŽditions ˆ l'extŽrieur projetŽes.

*

Je commenai naturellement l'expŽrience in anima vili, sur ma simple personne et sur mon personnel de laboratoire.

Si mŽdiocres et mme dŽtestables que fussent ces premiers clichŽs, le bruit de la tentative s'Žtait rŽpandu dans notre microcosme photographique o chacun tenait l'Ïil ouvert sur le voisin et j'Žtais aussit™t invitŽ ˆ donner une sŽance au Cercle et journal la Presse scientifique, alors installŽs rue Richelieu, ˆ c™tŽ de la fontaine de Pradier -- le sculpteur agrŽable mais inintŽgral dont PrŽault disait: Ç Il part tous les matins pour Athnes et il rentre tous les soirs place BrŽda. È

ImmŽdiatement transportŽ rue Richelieu tout mon encombrant matŽriel, j'obtins divers nŽgatifs Ð entre autres le groupe du PrŽsident et de ses deux assesseurs ˆ leur bureau --, clichŽs dont je tirai sŽance tenante les positifs avec mon foyer Žlectrique.

Ces premiers clichŽs ressortaient durs, avec des effets heurtŽs, les noirs opaques, dŽcoupŽs sans dŽtails dans chaque visage. Les prunelles ou Žteintes par excs de clartŽ ou brutalement piquŽes, comme deux clous.

Pour parfaire, il fallait un second foyer de lumire adoucie, fouillant les parties ombrŽes. J'essayai les flambŽes de magnŽsium; mais nous n'avions pas encore les lampes si propices inventŽes depuis et l'usage du magnŽsium, sans parler de la fumŽe, prŽsentait nombre d'inconvŽnients.

Je tentai de tamiser ma lumire en plaant une glace dŽpolie entre l'objectif et le modle, ce qui ne pouvait m'amener ˆ grand-chose; puis plus pratiquement je disposai des rŽflecteurs en coutil blanc, et enfin un double jeu de grands miroirs rŽpercutant par intermittences le foyer lumineux sur les parties ombrŽes. J'arrivai ainsi ˆ ramener mon temps de pose ˆ la moyenne diurne et finalement je pus obtenir des clichŽs ˆ rapiditŽ Žgale et de valeur tout ˆ fait Žquivalente ˆ celle des clichŽs exŽcutŽs quotidiennement dans mon atelier.

Je ne m'arrterais pas sur ces essais et la gradation de t‰tonnements ŽlŽmentairement indiquŽs par le moindre sens pratique si nous n'avions vu, il y a peu d'annŽes, deux photographes, dont l'un trs connu, s'entre-disputer ˆ outrance devant les tribunaux la prioritŽ de procŽdŽs appliquŽs et divulguŽs nombre d'annŽes avant leur prise d'armes.

*

La permanence, ˆ chaque tombŽe du jour, de cette lumire alors peu usitŽe arrtait la foule sur le boulevard et, attirŽs comme phalnes ˆ la lueur, nombre de curieux, amis ou indiffŽrents, ne pouvaient rŽsister ˆ monter l'escalier pour conna”tre de ce qui se passait lˆ.

Ces visiteurs de toutes classes, dont quelquesuns connus ou mme cŽlbres, Žtaient au mieux accueillis, nous fournissant gratuitement un stock de modles tout disposŽs ˆ la nouvelle expŽrience.

C'est ainsi que je photographiai entre autres par ces soirŽes Niepce de Saint-Victor, G. de La Landelle, Gustave DorŽ, AlbŽric Second, Henri Delaage, Branicki, les financiers ƒ. Pereire, Mirs, Halphen, etc., et enfin mon voisin d'en face et ami, le professeur Trousseau.

*

La possibilitŽ de la photographie aux lumires artificielles se trouvait donc dŽsormais acquise; il ne s'agissait plus que de passer ˆ l'application rvŽe.

Le monde souterrain ouvrait un champ infini d'opŽrations non moins intŽressant que la surface tellurique. Nous allions pŽnŽtrer, rŽvŽler les arcanes des cavernes les plus profondes, les plus secrtes.

Mais sans aller d'abord si loin et pour commencer par le commencement, une besogne premire se prŽsentait sous nos pieds mmes: les catacombes de Paris, sans avoir dans leurs souvenirs la solennitŽ d'enseignements des catacombes romaines, ont leurs confidences ˆ nous faire, et, surtout, nous avions ˆ reconna”tre l'admirable travail humain accompli dans le rŽseau de nos Žgouts parisiens.

*

Nous avons passŽ par les catacombes, n'indiquant jusqu'ici que tout sommairement notre procŽdure opŽrative dont les vraies difficultŽs vont surtout appara”tre dans l'Žmonctoire mŽtropolitain.

Pour bon ordre, poussons d'abord une reconnaissance dans la place et essayons de relever l'Žtat des lieux.

*

Ë la lueur des lanternes et, de temps ˆ autre, au jour vague qui tombe par les Ç regards È dŽmasquŽs au-dehors tout exprs pour les visites des excursionnistes, nous distinguons une galerie sans fin, ciment et rouge meulire. On dirait que l'humiditŽ rouille la pierre.

Un trottoir Žtroit borde de gauche et de droite une canalisation plus profonde que large: cette ŽclusŽe d'un liquide impur, ˆ Žpiderme Žpais, est ourlŽe de chaque c™tŽ d'une marge de rails sur lesquels circulent les petits wagons voyageurs destinŽs au service et aux visiteurs. Sous la direction de l'employŽ chargŽ de faire les honneurs du lieu, quatre convoyeurs chaussŽs des hautes bottes rŽglementaires, deux de ci deux de lˆ, vont faire pour nous office de locomotive, la main dŽjˆ tendue sur les barres d'appui du wagonnet.

Ë remarquer l'irrŽprochable politesse de ces ouvriers rŽsignŽs sous nous aux plus humbles travaux et dont la convenance en remontrerait parfois utilement ˆ messieurs les commis, petits ou gros, de nos administrations publiques.

Ë peine avons-nous pris place sur le wagonnet qu'un long coup de trompe rŽsonne sous les vožtes en signal de marche, pour tre rŽpŽtŽ de loin en loin devant nous, ˆ mesure que nous avanons, par d'autres sonneurs ˆ leurs postes. Nos quatre coureurs nous ont dŽjˆ poussŽs en avant Ð et nous voilˆ partis sur nos rails de toute la vitesse de ces huit jambes, avec un roulement de tonnerre qui ne nous empche pourtant d'entendre ni le grondement sourd des voitures qui circulent au-dessus de nos ttes, ni le fracas des plaques qui retombent derrire nous l'une aprs l'autre sur les Ç regards È ˆ peine dŽpassŽs. Par toute la ligne que nous avons ˆ parcourir, dessus comme dessous, sur nous la consigne veille.

Il n'est que temps de nous apercevoir qu'il fut sage de nous prŽcautionner d'un vtement supplŽmentaire. L'atmosphre moite que nous traversons ˆ toute lancŽe s'est bient™t faite glaciale: elle pourrait devenir meurtrire.

Si vite roulons-nous qu'ˆ peine avons-nous le temps de distinguer aux Žcritures ŽmaillŽes du municipe, lettres blanches sur fond bleu, les noms rŽpŽtŽs des voies publiques sous lesquelles nous glissons.

Un Žnorme tuyau de fonte d'un mtre de diamtre, soutenu par de substantielles potences et encore agrafŽ par des crampons solidement scellŽs, nous tient compagnie suivie tout le long du mur. C'est la conduite principale des eaux de la Ville. Une simple fissure, heureusement impossible, ˆ cette conduite et par le dŽchirement subit sous la pression, nous serions sans rŽmission engloutis.

De temps ˆ autre une cascade immonde tombe ˆ notre gauche ou ˆ notre droite par un chenal mŽnagŽ: un groupe d'Žgoutiers au labeur se range contre la muraille ˆ notre approche, et, muet, nous regarde passer. De droite et de gauche nous laissons derrire nous nombre de galeries transversales, artres et artŽrioles de cette vaste circulation dont tous les vaisseaux rŽunis ne mesurent pas moins de soixante lieues.

Ici nous traversons une buŽe Žpaisse par laquelle s'obscurcissent la lampe ˆ rŽflecteur placŽe ˆ l'avant de notre wagon et la lanterne que porte notre premier Žquipier: cela signifie qu'audessus de nos ttes un Žtablissement de lavoir liquide ses opŽrations de la matinŽe. Plus loin une odeur nous envahit, qui pourrait tre agrŽable si elle n'Žtait autant violente: nous passons sous le laboratoire d'un parfumeur. Cette odeur, un souvenir de jasmin g‰tŽ par du patchouli (l'un des pseudonymes de l'horrible musc artificiel dont l'Allemand tire de la houille les puanteurs), sera la seule qu'il nous aura ŽtŽ donnŽ de constater dans tout notre trajet par cet exutoire des infinies putriditŽs d'une grande capitale, gr‰ce ˆ la ventilation parfaite et au systme de vannes mobiles, wagons ou bateaux, qui entretiennent dans ces cloaques une Žvolution permanente: le Ç circulus È de la boue. Pourtant il ne faudrait pas trop s'y fier; le poison, pour tre latent, n'en demeure pas moins le poison. Le microbe ici tient ses Žtats, rgne et gouverne.

*

Mais loin, bien loin devant nous, un point lumineux appara”t, qui s'avance avec un fracas de typhon: de lˆ le signal des trompes retentit. C'est un autre convoi qui vient sur nous et la voie n'est pas double. Par la collision, un dŽraillement dans ces ignominies serait horrible! Heureusement, ˆ notre contre-appel, l'ennemi ralentit sa marche. Nous nous trouvons justement, par les dispositions prises, arrivŽs sur un angle de dŽrive: notre wagon oblique ˆ droite par une plaque tournante, et nous reprenons ˆ toute vitesse notre itinŽraire.

Pas un rat; je veux seulement dire que nous n'en aperžmes point. Je veux croire que la sollicitude administrative les invite ˆ se remiser lors de ces visites publiques pour mŽnager la susceptibilitŽ des personnes nerveuses.

Ë quelques carrefours notre voie s'Žlargit inopinŽment en vastes coupoles. Comme ces amphithŽ‰tres, un peu dŽmesurŽs, ne me paraissent pas prŽcisŽment destinŽs ˆ des confŽrences ou concerts, il ne para”t pas tŽmŽraire d'admettre ici l'hypothse de certaines prŽvisions stratŽgiques. AssurŽment chacun de ces ColisŽes clandestins offrirait des points fort utilisables pour des concentrations de forces en quelques ŽventualitŽs, de mme que l'infini du rŽseau souterrain ouvre une mine toute prte en ses mille galeries sous tous les points de la capitale . . .

Cette conception de l'Empire, le coup de foudre qui anŽantit l'Empire ne lui laissa pas le temps de la rŽaliser; on s'explique moins que les chefs de la Commune aux abois, rŽduits, dŽterminŽs ˆ tout, n'aient pas utilisŽ ce formidable moyen de destruction au fur et ˆ mesure de l'entrŽe des troupes, comme plusieurs s'y attendaient, convaincus.5 Mais toutes nos destinŽes ne sont pas accomplies . . .

*

Cependant, nous roulons toujours et la vožte, dont la sueur glacŽe tombe gouttes ˆ gouttes plus frŽquentes, s'Žcrase sur nous de plus en plus et les parois serrŽes se resserrent encore. Par instants, nous devons -- avisŽs par le cri de nos conducteurs -- courber nos ttes, surtout sous les gros Žtanons transversaux dont le fer visqueux et mangŽ pleure des larmes de rouille. Les hautes bottes de nos coureurs clapotent dans le liquide affreux, sur les trottoirs submergŽs. Le chemin descend, descend encore: l'inondation monte; et ils enfoncent au-dessus des genoux, jusqu'ˆ la ceinture tout ˆ l'heure, courant toujours, et tout autour de nous ruisselle, flaque, dŽcoule, dŽgoutte, suinte. Le lieu est devenu tout ˆ fait sinistre: par les miasmes Žpais qui flottent, nos lampes p‰lissantes semblent dŽfaillir, prtes ˆ s'Žteindre. Au malaise succde le frisson, au frisson tout ˆ l'heure l'angoisse: nous sommes ˆ une des croix les plus lugubres de l'hypogŽe, dans les vieux Žgouts, lˆ o nul improfessionnel, il y a soixante ans ˆ peine, n'ežt osŽ pŽnŽtrer. Ce n'est autour de nous qu'Žvents, goulottes, pilotis, siphons, gargouilles, un enchevtrement difforme de sentines et boyaux ˆ dŽfier l'imagination de Piranse:

C'est le noir rendez-vous de l'immense nŽant . . .

Il y a des niveaux diffŽrents, Žtages dans la fange fluide. Le clapier a sa superbe et ses prŽsŽances. Ce qui reste d'espace ŽtranglŽ entre pierre et eau s'obstrue encore de choses innommŽes, inquiŽtantes, et dispute la place ˆ la bruine. Des cha”nes Žnormes, toutes rongŽes, tirent sur une partie plus ŽlevŽe du cintre, semblant se faire plus lourdes pour h‰ter l'Žcroulement; ces poulies soudŽes par l'oxydation ne furent-elles pas disposŽes par un tortionnaire mystŽrieux pour quelque question terrible? Entre les piliers cagneux, le mur infiltrŽ, lŽpreux, et ces ferrailles monstrueuses, notre wagon malŽficiŽ ne saurait plus avancer d'une ligne: reculer, le pourra-t-il? . . . C'est le Barathrum. Et toujours, dessous, dessus, devant, derrire, partout, l'eau, cette eau sanieuse, inf‰me, avec toutes ses voix -- mugissements, hoquets, Žclaboussements, crachements, borborygmes . . .

*

Nous reculons enfin; l'horreur a fui, et, dŽgagŽs de ces Žpouvantes, nous roulons par une sŽrie nouvelle de voies tant™t droites, tant™t courbes. Au tournant d'une tangente, on nous arrte.

Nous sommes descendus de notre chariot et, en quelques pas, nous nous trouvons sous l'arc d'une vožte majeure, au bord d'une large canalisation. C'est le fleuve final qui rallie tous ces affluents, la suprme synthse de toute notre vie parisienne -- le Grand Collecteur.

Un bachot massif, carrŽ de forme, nous reoit, et un dernier relais de coureurs -- ceux-lˆ ne pourront plus que marcher, vu la pesanteur de leur convoi -- nous hale lourdement sur le flux sordide. Nous traons dans ces Žpaisseurs un large sillon en mme temps que, par notre poussŽe, l'action de notre van mobile chasse ˆ l'avant de notre bac les bourbes du fond vers la Seine empestifŽrŽe.

Dans l'histoire des Žgouts, Žcrite avec la plume gŽniale du pote et du philosophe, aprs cette description qu'il a su rendre plus Žmouvante qu'un drame, Hugo raconte qu'en Chine il n'est pas un paysan revenant de vendre ses lŽgumes ˆ la ville qui n'en rapporte la lourde charge d'un double seau rempli de ces prŽcieux ferments. Le livre si intŽressant et documentŽ de M. Simon, qui habita la Chine pendant de longues annŽes, Žnonce ce fait coutumier que l'auteur me confirma lui-mme.

Nous, nous envoyons au PŽrou des navires pour nous rapporter ˆ grands frais ce que nous jetons dŽdaigneusement ici, tout en h‰te de nous en dŽbarrasser, tandis que Barral, dans sa Trilogie agricole, Žvalue ˆ quarante millions d'hectolitres de blŽ ce que notre agriculture perd annuellement d'engrais naturels. Tous nos Žconomistes agraires, tous les hommes spŽciaux, les Boussingault, les Liebig, les Grandeau, ne cessent de protester chaque jour contre une aussi incomprŽhensible dŽmence. Mais de les Žcouter on n'a garde, de les entendre encore moins et notre insondable btise humaine s'obstine ˆ perdre, dans Paris seul, des centaines de millions chaque annŽe pour empoisonner nos poissons . . .

Il est dit et redit qu'en tous ordres de choses nous persisterons ˆ marcher sur la tte, ce qui n'est pas le bon moyen pour tre ˆ notre aise.

Mais revenons, pour en finir, ˆ notre action sous le sol engagŽe.

*

D'aprs les t‰tonnements de nos premiers essais en l'atelier, un praticien aura d'abord pressenti les difficultŽs qui nous attendaient par des localitŽs nullement disposŽes pour nous recevoir.

Le premier de nos impedimenta Žtait l'encombrant bagage de nos piles successivement distribuŽes sur un ou deux chariots. Toutes les combinaisons essayŽes, ŽpuisŽes, arrivrent finalement ˆ Žchouer devant l'Žtroitesse de quelquesunes de ces voies souterraines, ŽtranglŽes ˆ certaines places comme des taupinires . . .

Il fallut se rŽsoudre ˆ laisser cette partie de notre matŽriel au-dehors, sur la voie publique, d'o il communiquerait avec nous par quelqu'un des petits cratres municipaux, puits de catacombes ou regards d'Žgouts. On le roulerait d'un de ces orifices ˆ l'autre au fur et ˆ mesure de nos opŽrations souterraines.

La surveillance d'un personnel attentif n'arrivait pas toujours ˆ prŽserver suffisamment l'attirail contre la curiositŽ, l'indiscrŽtion des passants agglomŽrŽs. La foule est partout incommode, importune, et si la badauderie parisienne n'a pas volŽ sa rŽputation, ce n'est pourtant pas qu'elle soit lˆ plus puŽrile que partout ailleurs (nous l'avons retrouvŽe d'une nigauderie au moins Žgale en toutes villes et bourgades de tous les pays sans exception), c'est parce que Paris lui fournit un public plus touffu.

L'Žloignement du foyer gŽnŽrateur ne facilitait pas notre opŽration. Ë chaque instant on achoppait aux lenteurs des arrangements ou modifications, aux entre-temps forcŽs de la manipulation ou ˆ quelque fortuitŽ imprŽvisible. Nombre de fois, de nos terriers o le temps Žtait dŽjˆ bien long -- Ç on se fait vieux ici! È disait un aide --, il nous fallut dŽpcher un messager par des chemins peu sommaires pour nous renseigner sur quelque arrt subit qui nous forait ˆ recommencer pŽniblement une opŽration dŽjˆ mal commode, juste au moment o elle touchait ˆ sa fin.

Ë certains points, l'espacement des bouches de communication nous imposait un dŽveloppement exagŽrŽ des fils conducteurs, et, sans parler de tous autres inconvŽnients ou difficultŽs, il nous fallait ˆ chaque dŽplacement t‰ter empiriquement nos temps de pose; or, il est tel de ces clichŽs qui se trouva exiger jusqu'ˆ dix-huit minutes. Se rappeler que nous en Žtions encore au collodion, moins pressŽ que les plaques Lumire.

J'avais jugŽ bon d'animer d'un personnage quelques-uns de ces aspects, moins au point de vue pittoresque que pour indiquer l'Žchelle de proportions, prŽcaution trop souvent nŽgligŽe par les explorateurs et dont l'oubli parfois nous dŽconcerte. Pour des dix-huit minutes de pose, il m'ežt ŽtŽ difficile d'obtenir d'un tre humain l'immobilitŽ absolue, inorganique. Je t‰chai de tourner la difficultŽ avec des mannequins que j'habillai en manÏuvres et disposai au moins mal dans la mise en scne; ce dŽtail ne compliqua pas nos besognes.

Mais je ne saurais dire combien de fois notre travail se trouva interrompu, arrtŽ, par une cause ou par une autre. Tant™t les acides affaiblis n'Žtaient pas suffisamment renouvelŽs et nous devions rester l'arme au pied dans ces sŽjours peu agrŽables, suspendant toute opŽration. Par deux fois, je dus changer le manipulateur qui avait affermŽ la fourniture de notre lumire. Faut-il raconter encore notre dŽception, notre colre, lorsque aprs plusieurs tentatives sur un point difficile, au moment o toutes prŽcautions prises, tous obstacles supprimŽs ou tournŽs, notre opŽration dŽcisive touchant ˆ sa fin -- tout ˆ coup, ˆ nos dernires secondes de pose, un nuage s'Žlevant de la canalisation venait voiler notre clichŽ -- et quelles imprŽcations alors contre la belle dame ou le bon monsieur au- dessus de nous qui, sans nous souponner, choisissait juste ce moment-lˆ pour renouveler l'eau de sa baignoire!

*

Il faut compter que ce mŽchant mŽtier, par Žgouts ou catacombes, n'avait pas durŽ pour nous moins de quelque trois mois consŽcutifs. Ë mon plus ferme ennemi, si j'en ai un, je ne souhaiterais pas ce trimestre d'une telle villŽgiature. J'avais donnŽ lˆ au-delˆ de ma rŽsignation et j'Žtais arrivŽ au fond de sac de ma patience. Je m'arrtai -- avec un regret pourtant, car l'Ïuvre n'Žtait pas encore tout ˆ fait complte comme je l'aurais rvŽ. Mais Žnervement ˆ part, j'Žtais rappelŽ ˆ l'atelier de par d'autres nŽcessitŽs d'autant plus urgentes aprs absence aussi longue.

En somme, je rapportais cent clichŽs, bons en majeure partie, quelques-uns aussi parfaits rŽellement que s'ils eussent ŽtŽ accomplis sub Jove, sub sole.6 Ils me cožtaient cher, de toute faon, mais je ne regrettais rien.

Je me h‰tai d'offrir les cent premires Žpreuves aux collections de la Ville de Paris par les mains de l'Žminent ingŽnieur de nos constructions souterraines, M. Belgrand: notre travail attestait sa gloire. Quelques mois plus tard, il me fit l'honneur de me demander une seconde collection dont j'eus de nouveau le plaisir de lui faire hommage.

Notes

1 Ë la mŽmoire des anctres.ÑAu-delˆ de ces bornes, ils reposent dans l'attente du bonheur espŽrŽ.

2 Il a renversŽ les grands de leurs tr™nes, et il a ŽlevŽ les petits (Luc, I, 52).

3 Nos jours fuyaient comme l'eau.

4 1867.

5 Lettre de N . . . (Paris), ˆ Louis Blanc (Versailles), . . . mai 1871.

6 Sous Jupiter, sous le soleil, i.e.: en plein air, sous le soleil.

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